(Devoir de mémoire)
Pôle – Circa 1031 dN, Mois des Séparations
Une année et quelques gardes avaient fui depuis le dernier Tournoi des Mille Lunes, le dernier tout court. Shikkaya aussi à sa manière. À la fin, après un silence assourdissant que nul n’avait estimé nécessaire de concerter, tout le monde s’était séparé. Eux aussi à leur manière. Opiter, l’écailleux court sur pattes, Julio Giovanni, *pater familias* l’opulent bon jules, et elle. Chacun avait tranché dans ses revers de fortune, leurs chairs communes, plus souvent subies qu’embrassées. Avant qu’il ne fût trop tard. Avant que, comme à chaque fois, toujours un but égoïste n’en amenât un autre, puis un nouveau, et que tous ces faits – d’Arme, car bien souvent ainsi sont faites les histoires d’un Porteur –, puissent de nouveau causer certaines vieilles blessures. À défaut de s’en séparer.
« Certains secrets doivent rester des secrets… », avait été en soi une belle conclusion. D’intuition.
Et pour Shikkaya, le sablier s’écoulait trop vite. Une pause. Salutaire, à défaut de salvatrice. Lui avait été en soi une belle suite. De logique.
Les sentiments de l’attention dont elle s’était écartée, comme ceux des hommes, se braquaient de nouveau sur elle. Le hasard – si tant est que l’on acceptât son existence – n’y était pour rien, cette fois encore. Les répercussions !… d'avoir été aperçue à la table des seigneurs et membres du jury ; d'avoir été amie, de gré ou de force, avec des légendes qui venaient à appartenir de moins en moins au passé ; d’en être également.
Puis les on-dit ne se laissaient pas abuser par quelques tours de passe-passe :
— C’est la Porteuse qui connaissait la fusionnée…
— La fusionnée ?… tu veux parler de celle qui n’est pas censée exister ?
— Oui, celle-là même.
— Oh, merde alors…
— Et moi, j’crois que son Arme, c’est la même Arme qu’avait le protecteur du Héros de l’Hégémonie, le tueur de Vohr.
— Oh, merde alors…
— Elle doit être sacrément bonne pour être tout ça à la fois.
— Ça oui, elle est sacrément bonne !
Difficile, que la nouveauté de ce statut singulier comme pluriel n'eussent pas excité de telles rumeurs d’envies et d’intérêts, que Shikkaya ne tarda pas à s’en apercevoir. Et à justifier d’autant plus sa nécessité déjà latente de fuir.
Mais où aller ? Naturellement les déserts de sable de la Nation – sa Nation ? – parsemés de leurs oasis aux luttes des mille et une grandes maisons perdus dans l’horizon chauffé à blanc auraient en soi été une réponse. L’évidence. Mais dans l’immédiat certainement pas la solution. Sauf à la souhaiter définitive. Car si Shikkaya sentait bien la différence d’une simple vraisemblance à une certitude entière ; à y retourner, en l’état, ce n'aurait pas été que quelques souvenirs de cendres qui l’auraient accueillie. Elle le savait.
Il la surveillait.
Il l’utilisait.
Il précipitait sa ruine.
Le Scorpion Noir était devenu son funeste amant pernicieux, tourné en poison, au fond de ce corps empli par la douleur. Le serment les unissant…
Cependant, Shikkaya pouvait avancer avec une croyance relative, en se fiant aux bruits que les récents évènements faisaient, couronnée d’épines, que ce n’était plus qu’une question de temps ; bientôt, le sabre brisé se lèverait, le vent en cendres balayerait le palais des manigances, réduisant ses restes en Néant, et la source empoisonnée serait bue par des sables morts. Parfum de jasmin. Les souvenirs ont les bons maux.
— « Des justes et des pécheurs », lui, s’était-il rappelé à elle dans ses moments de doutes.
Lui, lui collait à l’âme, en guise de rempart. Seul le poison rampait dans ses veines, à la recherche d’une porte qu’il enfoncerait pour l’empêcher de grignoter chaque souvenir, en échange d’un peu de sa vie. Par défaut. À raison. Shikkaya avait continué de choisir le Serment de l’oubli. Dose par dose. Et par trop de fois déjà, elle avait dû accepter ses effets, que l’oubli le plus profond couvrait ses dissensions, ses malheurs et ses fautes. Combien en avait-elle oublié ? Cette pensée s’effaça.
Adam, le premier homme de sa famille, juste, l’équitable rédemption, celui qui aurait tout aussi bien pu se choisir pour nom Abdessalam, serviteur du salut, ou encore Abidi, l’espoir des esclaves. Adam son père et frère au sein des ‘Adjembad – la caste à la naissance oubliée. Adam, lui, qui avait tendu sa main et offert son savoir ; des Épices que l’on ne trouvait que dans les plus sombres marchés noirs par les nuits sans lunes, à demi ébruité ; la philosophie et l’envie de vivre aussi, lui avait-il enseigné ; une définition de la pénitence qui répondait à ceux qui, comme lui, le guerrier devenu occiseur devenu premier juste, s’étaient demandé si l’on pouvait se pardonner des actes et ne pas se pardonner des péchés. Adam, l’ancien et premier Porteur de son Dieu ; même si ça aussi, avait été oublié.
Là avait été son refuge. Là aurait été Khaled Al Sakhari. Quelques temps, et mois. Pour elle, et eux.
Naturellement, ils n’étaient pas dupes. Shikkaya et Dieu Valarion – qui répondait de moins en moins à son nom ; était-ce encore le sien ? – avaient parfaitement conscience qu’en se réfugiant chez les ‘Adjembad ils avançaient peut-être, et sûrement, comme les pions qu’ils étaient pour le Scorpion Noir. Un mouvement après l’autre. Placés sur son grand échiquier. Ne les avait-il pas remerciés d’être devenu un membre de cette inestimée et recluse famille oubliée ?
Mais justement, tôt ou bien trop tôt le serment viendrait irrévocablement à faire défaut, la douleur et l’oubli contrôleraient de nouveau sa raison, tant qu'il lui resterait un tant soit peu de volonté – propre – ils saisiraient les occasions. Comme ils l’avaient toujours fait. Leur posologie.
« Puis, chacun est libre, avec le temps et le savoir acquis, de rectifier selon son bon génie ou sa conscience les oublis hasardés ou incomplets de son passé », l’avait rasséréné Adam ; même s’il avait utilisé le terme « al Jinn », qui signifiait « Djinn » et non « génie » en vieux battrahaban.
Voilà ce à quoi Shikkaya avait oeuvré durant une année et quelques gardes. Gagner du temps et du savoir.
Aujourd’hui, il fut temps.
Ce bruit familier du vent pluvieux dans les saules se répandait comme un pleur lancinant au milieu du silence des vides.
Bientôt le jour parut : un soleil radieux se levait et dorait le feuillage déjà jauni par les premiers jours de l’automne.
Aguerrie, Shikkaya’Adjembad sauta à travers ses nouveaux souvenirs, les remercia, marcha tout droit dans la direction où la lumière avait brillé tout à l’heure.
Sa destinée.
— Des justes et des pécheurs, sourit-elle, avec un suave baiser, délicieusement au vent des humeurs divines.