Chapitre 2. – Le Tournoi des Mille Lunes

Une série de feuillets volants de la campagne de jeu de rôle « … de Grands Héros dramatiques ? Juste des fous (du roi) ! » (cercle rôlistique privé).

[Alphonse Daudet a dit : « Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. »]

Conteur : uaervaftnecniv

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CHAPITRE 2.

(Le Tournoi des Mille Lunes)
Biggett – Circa 1030 dN, Mois du Repos

“ C’était durant le neuvième mois de l’année, un mois du Repos.
C’était durant le neuvième mois de l’année, dans la ville de Biggett.

Toutes les mille lunes, ils convergeaient vers Biggett. Certains venaient seuls, à cheval ou pied, d’autres arrivaient triomphants, entourés d’une véritable cour. Tous n’avaient d’yeux que pour leur champion, le représentant de leur peuple choisi par la Guilde.
Tous, ils venaient pour voir s’affronter les meilleurs de leur art et tous, ils espéraient que leur champion l’emporte et remporte le titre suprême, celui devant qui toutes les portes s’ouvriraient, celui que tous les puissants accueilleraient dans leurs palais, quels que soient sa race ou son rang.
Toutes les mille lunes, tous les bardes et autres raconteurs d’histoires que comptait Tanaephis convergeaient vers Biggett pour voir le meilleur de leur art remporter le titre de Barde des Mille Lunes, le barde le plus respecté de Tanaephis.
Et durant mille lunes, ce barde deviendrait plus prestigieux encore qu’un porteur d’Arme.
Et tous ils venaient écouter des histoires, des Contes et des Légendes…

❍ ❍ ❍

Ils venaient de loin, d’un bout à l’autre du continent, tous réunis par la Guilde des Voyageurs dans la cité de Biggett à une volée de flèches de la majestueuse capitale de l’Empire Dérigion.
C’est le Boucher des Steppes, Piotr Goethals, fils du Nordh Solrun de la jarlfarbänd de Grimhild, qui se présenta le premier dans Biggett, monté sur son fidèle Chagar, le Tripier des Steppes, et accompagné de ses neuf escortes d’Yeux-de-Braise. Une petite armée. C’était un insigne honneur pour Biggett de recevoir une telle délégation, Piotr Goethals était aussi connu pour ses poèmes épiques que pour ses exploits de combats. Fils d’une famille de Nordhs de la couronne de Byrd, il venait pour remporter le titre. Pour le Roi. Pour les Royaumes du Nord. Pour son roi. Pour sa famille. Pour ses femmes. Pour lui.
Apapah était venue seule. Des jungles gadhars, elle était venue à pied, sur les routes et les chemins de terre. N’ayant pour seule richesse que sa calebasse et son baluchon, elle avait traversé les rivières en crue et les territoires hostiles, elle avait affronté monstres et tribus ennemies pour avoir la chance de se mesurer aux plus grands.
Quand vint Ch’i Po la Thunk, elle déposa immédiatement une réclamation auprès de la Guilde. Ses amis s’étaient fait exterminer dans les montagnes par une patrouille d’Yeux-de-Braise, son poney avait été dévoré par la monture affamée de l’un de ces barbares, et elle-même n’avait dû son salut qu’à une faille dans les rochers. La garde de Piotr Goethals l’étudia longuement avec curiosité et incrédulité. Les Yeux-de-Braise ne laissent de réputation pas de survivants, faille ou pas faille, et si ce que racontait Ch’i Po était vrai, il y avait là une grave faute qu’il faudrait réparer… Mais cela n’eut pas raison de la détermination de la Thunk, pour elle le Boucher des Steppes était responsable, et elle regrettait amèrement de ne pouvoir faire appliquer la justice en l’état, et en nombre, sur les sanguinaires guerriers du Nord, et déclama à qui voulait l’entendre qu’elle obtiendrait réparation en remportant le Tournoi.
La rumeur précéda Dene. Tous les habitants de Biggett se rappelaient encore avec effroi du lynchage de Saria, la Sekeker venue seule pour participer au dernier Tournoi et le soulèvement des tribus qui l’avait suivi. La Guilde s’était sentie responsable et il lui avait fallu déployer des trésors de diplomatie pour éviter un véritable massacre. Elle avait offert en rétribution un nouveau-né, la petite fille douce et innocente d’un des responsables dérigions, Alia. Ce n’est que plus tard qu’elle atteignit la consécration sous le nom d’Alia, la porteur d’Arme, la favorite des Dieux, Alia à la Hache. Mais sur le moment, cela n’avait pas suffi. Et sans l’intervention de celui qui était devenu quelques jours plus tard le Barde des Mille Lunes et grand vainqueur de cette édition passée, sans ses talents de négociation, et ses faits d’Arme, rendus célèbres et lui ayant offert quelques amitiés chez les tribus sekekers, elles auraient exterminé tout le monde ; les hommes surtout ! Dene, elle, n’était pas venue seule et sa tribu installa son campement à proximité de la ville. Cette fois-ci, la moindre tentative de violence se solderait par un bain de sang sans précédent. Et si la garde de Biggett, qui n’était pas négligeable, avait été renforcée pour l’occasion par les détachements d’élite dérigions, tous tremblaient à l’idée d’affronter les Chrysalides déchaînées – et nues –, même en étant sûrs de se battre pour la victoire. Car c’était pour cela que Dene était venue jusqu’à Biggett, pour la victoire, n’importe quelle victoire.
Salius Juvens était venu de loin, de Belgrano, au pied de la chaîne de la Dent. Il avait traversé la moitié du continent, hué par ses pairs de la Sainte Hégémonie du Saint Empire Vorozion parce qu’il se rendait au Trophée des Mille Lunes en plein territoire dérigion, puis par les Dérigions eux-mêmes parce qu’il était vorozion. Salius Juvens s’en moquait. Il allait remporter le trophée et le ramener à son peuple. Il serait un Vohr.
Muad ab Ahmett avait accompagné une caravane d’Épices qui se rendait jusqu’à Pôle. Il n’avait jamais quitté le pays batranoban et craignait même de franchir les murailles de la ville haute de Durville. Se mesurer aux autres ne lui aurait pas fait si peur si les rencontres avaient eu lieu à Durville, ou au moins en territoire batranoban. Il avait fallu beaucoup de patience aux représentants de la Guilde des Voyageurs pour le convaincre de se rendre au Tournoi pour représenter les siens. Le Conseil de sa Nation avait tranché, Muad ab Ahmett s’y rendrait. Et, aujourd’hui, seules les Épices que le Grand Intendant Maître Raffineur de Durville lui avait prescrites, et qu’il portait dans sa besace, le rassuraient un peu. Il n’avait plus qu’une peur : ne pas avoir prévu assez large et venir à en manquer !…
Yoïgor était un Alweg Sagrime d’un peu partout, et de toutes les banlieues, les plus pauvres et insalubres surtout. Il avait voyagé longtemps, porté par le hasard et les détours des grands chemins, s’affairant à toujours éviter le plus possible les ennuis et tout homme en armes. Comme possession il n’avait rien, que son pipeau en plomb et ses puces, son seul héritage d’une vie de rien. Un misérable à cinq doigts à une main et quatre à l’autre, condamné par une toux cancéreuse. Il avait voyagé longtemps, mendiant son couvert et son coucher d’auberges en feux de camp contre un morceau de musique ou une comptine bon enfant. Il avait voyagé longtemps dormant souvent dehors, se nourrissant de racines et buvant dans les flaques d’eau.
Quand Bigget reçut Monsieur Ron, l’Hysnaton, ce fut avec des cailloux. On rejette souvent ce qui est différent et Monsieur Ron avait l’habitude d’être rejeté. C’est une réaction normale, une réaction de peur. Mais il suffisait que Monsieur Ron se mette à raconter des histoires pour que la magie opère, que la peur disparaisse et que soudainement son auditoire se retrouve autre part, dans un autre monde. C’est pour cela que Monsieur Ron préférait conter dans la pénombre ou sous la protection que lui donnait sa grande cape fuligineuse, car le destin, qui lui avait donné son physique bestial et ses difformités, lui avait également donné l’une des plus belles voix de Tanaephis.
Le dernier à venir fut Samuel Bouchard, représentant les Dérigions. Barde à Pôle, il venait en voisin pour ramener le Trophée dans la capitale.

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(Le Tournoi des Mille Lunes)
« Oui, tout est Néant
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Cependant. »
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09 déc. 2016, 11:11

Il faisait sombre dans les ruines du cirque, salle des spectacles improvisée depuis dix mille ans, de Biggett.
C’est là qu’avaient lieu les épreuves qui allaient départager les meilleurs bardes de Tanaephis. Des candidats durement sélectionnés étaient également présents, qui devaient entrer dans la compétition si l’un des bardes élus connaissait une fin brutale, ce qui s’était déjà vu. Depuis le dernier Trophée, et l’assassinat de son vainqueur sitôt le Tournoi terminé, des mesures et réglementations avaient été prises pour que les porteurs d’Armes ne puissent plus y participer activement. Mais la question s’était rapidement posée au sein de la Guilde : Comment interdire quelque chose à un Dieu ? Alors que certains peuvent se rendre invisibles, Porteurs avec, ou appuyer de leurs pouvoirs divins leurs propres élus, et que de l'avis général, tous verraient assez mal qu’on leur interdise quoi que ce soit… La solution fut trouvée dans la suggestion d’une des membres du jury – et Porteur elle-même : Aux grands maux, les grands remèdes ; un accord exceptionnel, et des conséquences qui pourraient en découler aux impacts plus grands encore, qui de mémoire de Tournoi n’avaient jamais été envisagés, pour des raisons de neutralité des peuples et nations. Toutes les délégations et tous les syndicats acceptèrent pour l’axiome fondamental, la grandeur du Tournoi des Mille Lunes, et, surtout, pour eux la garantie de leur propre sécurité, ainsi que celle de leurs favoris. Désormais, un contrôle infaillible était systématiquement opéré avant chaque épreuve, et régulièrement renouvelé sans aucune anticipation ni prévenance tout au long de la journée, de la nuit, de la semaine, par un détachement spécial de la plus prestigieuse et infaillible unité spéciale de toutes les armées de Tanaephis : la Garde Impériale de Pôle. Si, de tous les peuples et nations, même Saint Empire et Sainte Hégémonie, la Garde Impériale de Pôle était reconnue et humblement acceptée comme la plus prestigieuse et infaillible unité spéciale de toutes les armées de Tanaephis, la Guilde n’avait pas choisi n’importe quel détachement de cette excellence – même si d’avis général cela aurait suffi –, mais celui du célèbre André-Francelin de La-lande-des-Hauts-De-Gassote, Varandar des Exsecutor, le Commando Funéraire de l’État-Major de l’Empire Dérigion. Aux grands maux, les grands remèdes. L’Empereur lui-même pouvait venir assister au Tournoi des Mille Lunes.
Les candidats étaient tous logés et nourris à l’Auberge du Polac sourd, haut lieu de la Guilde des Marchands à Biggett et qui sponsorisait le Trophée. Chaque jour, ils se rendaient aux ruines du cirque, qui servait habituellement aux entraînements et manoeuvres des casernes de Biggett, et ils s’affrontaient en joutes verbales dont les sujets étaient libres. Mais bien sûr les contes les plus prisés étaient ceux qui faisaient montre de la plus grande imagination. Les grands faits historiques et légendaires arrivaient bien sûr en tête et il n’était pas rare que par le mystère des conteurs, certaines énigmes soient résolues, une histoire en amenant une autre qui la couvrait d’un regard nouveau.
Chaque soir, ils rentraient, et le repas leur était servi. On dit que beaucoup parmi les bardes ne se couchaient pas tout de suite car il était commun qu’ils trouvent l’inspiration dans les bras des jeunes filles et des jeunes hommes qui venaient des meilleures maisons des Délices de Pôle, spécialement apprêtés pour l’occasion par la Guilde des Courtisans. Et ceux de leurs fans. Mais il leur fallait néanmoins dormir et c’est assez tôt au petit matin que s’éteignaient tout de même les dernières lanternes.
Et c’est dans ces conditions que le premier candidat élu grimpa sur l’estrade, la gorge serrée et l’estomac noué. Il s’agissait de Monsieur Ron, l’Hysnaton qui avait gagné le tirage au sort et qui avait choisi d’entamer le Trophée.
Il avait demandé que l’on voile les lumières, que l’on allume des chandeliers. Et si cela ne suffisait pas, il commença son conte derrière un paravent, s’aidant d’un jeu d’ombres qu’il faisait naître de ses doigts et griffes de félins.
Ce fut tout de suite la révélation et des soupirs de plaisirs s’élevèrent dans l’assistance, dans le public privilégié, bien sûr, mais aussi dans les rangs des bardes eux-mêmes, qui reconnaissaient là le talent de l’un des leurs.
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Monsieur Ron
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09 déc. 2016, 11:14

L'ÂGE D'ARGENT
❍ ❍ ❍

Quand Tanaephis était jeune, et que le second soleil était plus lointain qu’il n’est aujourd’hui, notre pays vivait sous les auspices d’un éternel printemps.
La terre se réveillait après un long hiver, celui de ceux qui n’étaient pas des chimères, et avec elle, se réveillaient d’étranges maladies. Ces maladies attaquèrent les restes de la première humanité, les hommes, les femmes et les enfants. Certains survécurent, inchangés. D’autres moururent, d’autres encore furent changés, modelés dans leur nature profonde.
De nombreuses et étranges formes de vie virent ainsi le jour en ces temps paradoxaux : hommes à visages d’animaux et aux pouvoirs miraculeux, enfants à la peau bleutée qui étouffaient sur terre et ne pouvaient vivre que dans les profondeurs de l’océan, femmes-vers qui s’enfouissaient dans les dunes de sable et s’accouplaient avec les taupes… Races maladives et fantasmagoriques qui flamboyèrent quelques courtes saisons avant de s’éteindre pour toujours. Stériles et condamnées elles étaient, sauf deux, puis trois, puis d’autres encore. Pas en même temps. Et pourtant certaines se côtoyèrent quelques fragments de millénaires. Tanaephis voulut en effet que ces races survivent, quelques courts instants d’éternité, aux côtés de ceux qu’aujourd’hui nous appelons humains. Elles finirent pourtant elles aussi par s’éteindre ; mais leur marque demeure. Et parfois même, nous la retrouvons dans nos enfants.
Ces races sont celles des légendes : les Elfes, les Orks, les Nains, les Trolls, et dans une certaine mesure, les Pères que vous appelez les Géants.
Il est dit, dans les vieilles histoires, que la nature des Elfes était supérieure à celle de l’humanité. Cela est faux. Les Elfes sont les enfants des premiers, comme les autres races, et comme eux ce sont des êtres de chair et de sang, avec leurs forces et leurs faiblesses.
Il est dit aussi que les Elfes étaient les maîtres du continent : cela est faux également. Nous, les humains, déjà, fondions des villages, commercions, et nous battions.
C’est à cette époque que furent fondées les prémices de ce qui allait devenir plus tard les cités de l’Ouest, les blanches cités batranobans. Mais cela, encore, est une autre histoire…
Les Elfes sont donc bien les enfants de l’humanité, proches de nous, et pourtant différents. Et il est dit, dans les vieilles histoires, que la maladie qui les avait changés leur avait donné la capacité d’absorber ce que nous appelons le Fluide, la force magique résiduelle du grand hiver et de la terre.
Cela est vrai.
Tanaephis est un pays béni, et la force magique y coule comme l’eau irrigue un champ. Elle irradie comme la lumière du plus beau jour de l’été. Cette force, certains savent l’utiliser. On dit que les Gadhars, certains, savent la manier pour soigner, pour prédire le futur, et pour d’autres choses encore. Que certains avaient même appris à la dévorer, que ceux-là sont devenus les fameux Géants et ont construit des villes démesurées dans les jungles du Sud. On dit que les Armes elles-mêmes utilisent le Fluide ; leur Exal.
Mais chez les Elfes, l’art de maîtriser les forces magiques atteignit un niveau que nul n’a jamais surpassé. C’était leur don, offert par la maladie. Le Fluide était attiré par eux et leur pénétrait le corps. Une puissance brute, parfois dangereuse, qu’ils mirent des siècles à contrôler, à expérimenter, à modifier, à s’altérer, et à asservir à leur volonté.
Et durant ces siècles d’études, la vie ne fut pas facile pour eux. Les Nains, les Orks et – nous – les humains les surpassaient en force, en nombre, et en connaissance, et les Elfes étaient d’éternels errants, toujours pourchassés et massacrés, à cause justement de cette magie qui était en eux et que les autres jalousaient sans la comprendre.
Puis, peu à peu, après de nombreux tâtonnements et de nombreux échecs, ils apprirent à manier leur don, leur sang, pour se protéger, pour se battre, pour guérir, pour tuer, et pour se modifier encore. Pour les Elfes, ce fut alors le début de l’âge d’argent. L’art de la magie se passait de parents en enfants, et les Elfes fondèrent sur le continent des colonies prospères et puissantes. Les Orks n’osaient plus les attaquer de front, et les humains qui les avaient pourchassés se terraient maintenant, par crainte de leurs pouvoirs.
Rares étaient ceux d’entre nous à être choisis et tolérés pour évoluer aux côtés des Elfes. Dans les villes, Elfes et élus choisis vivaient côte à côte, se mariaient parfois. Et si cela avait duré, sans la traîtrise des humains et des Orks, peut-être régnerait-il aujourd’hui sur Tanaephis une race mi-elfe, mi-humaine, pour le plus grand bien de tous.
Car les Elfes savaient nous modifier. Ils le firent à un autre âge pour se protéger.
Car si tel ne fut pas encore le cas. C’est que l’habileté des Elfes, leur richesse et leur pouvoir leur créaient de nombreux ennemis.
Dans les villages, des humains de mauvaise volonté s’allièrent avec les Orks et attaquèrent des familles Elfes la nuit, dans leurs maisons et par surprise, les massacrant et les dépouillant de leurs biens. De massacres en massacres, de vols en viols, la race elfique aurait pu s’éteindre trop tôt, à ce moment…
Mais les Elfes aussi ont leurs héros. Celui-là s’appelait Ayas'se, et était aussi puissant dans les voies du Fluide qu'il l’était dans les voies des armes. Sa famille avait été tuée par les Orks, et ses soeurs enlevées. La rage l’habitait, et son contrôle du Fluide était puissant. Il réunit les Elfes dispersés dans les villes, forma une armée, délivra les prisonniers ; sans laisser aucun survivant. Les villes humaines craignirent alors de subir des représailles, car si c’était une chose d’attaquer à dix contre un des familles sans défense, c’en était une autre de combattre une armée d’Elfes magiciens menée par un grand sorcier de combat.
Mais Ayas'se n’attaqua pas les petites cités. Il s’enfonça avec tous ceux qu’il avait réunis, les guerriers, les femmes et les enfants dans l’immense forêt, qui à cette époque recouvrait l’ensemble du territoire. Là, il tint une agora avec son peuple : Ayas'se voulait trouver un endroit où tous seraient en sécurité, où ils pourraient se défendre. Il leur fallait une ville, la plus belle des villes, et la plus fortifiée. Une ville où ils pourraient vivre en paix, et exercer leur art. Cette ville, il faudrait la protéger ensuite par des soldats, différents.
Durant ces siècles où ils avaient lentement appris les arcanes de la puissance, ils avaient aussi appris à ne pas se contenter du Fluide qui était absorbé naturellement par leur corps, mais aussi à exploiter celui du monde autour d’eux.
« La ville », dit Ayas'se, « devra être construite au coeur de la force magique du pays, de manière pouvoir la drainer aux quatre points cardinaux. »
Ils se mirent donc à chercher, hommes, femmes, et enfants, Elfes, le coeur du Fluide sur le continent. Chaque parcelle de terre scellant autant de Fluide qu’une autre parcelle de terre, cette tâche aurait dû être simple, et le coeur du Fluide se confondre avec le coeur géographique de Tanaephis. Mais au Sud, les Pères, les Géants dont je vous parlais tout à l’heure avaient drainé beaucoup de force magique. Et il y avait des irrégularités naturelles, et des endroits dans les montagnes où le Fluide était plus fort qu’il n’aurait dû être. Et il y avait surtout, à ce moment, l’arrivée des Armes-Dieux qui elles aussi se nourrissaient de la magie de la Terre…
Aussi l’endroit à trouver : le centre du Fluide, le pôle de toute la magie de Tanaephis restait-il caché.
Ayas'se, au milieu de son peuple qui vivait mille maux dans la forêt – car les Elfes étaient restés trop longtemps dans les cités, et n’étaient plus habitués aux lois de la nature physique – envoyait expédition sur expédition, et toutes revenaient bredouilles. Quand elles revenaient… car la forêt en ce temps-là était encore plus cruelle et profonde qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Les années passèrent. Ayas'se prit de nombreuses moitiés parmi son peuple, parfois de force, car il avait un esprit et un règne de fer. Il eut de nombreux enfants et envoya ses fils, dès qu’ils atteignirent l’âge d’adulte des Elfes, à la recherche du lieu de ses rêves.
La construction de cette cité, de cette forteresse, devenait d’ailleurs urgente. En effet, l’arrivée des Armes-Dieux n’avait pas eu pour seule conséquence de bouleverser les niveaux de la magie sur la terre, elle était aussi en train de faire pencher de nouveau la balance du pouvoir du côté des humains. Car ceux-ci pouvaient se lier avec les Armes-Dieux, alors que les Elfes ne le pouvaient pas. Un Elfe qui prenait une Arme-Dieu la sentait se dessécher entre ses mains, comme s’il pompait le Fluide qui était dedans – et tel, en effet, était le cas. L’Arme n’avait alors plus aucun pouvoir, et l’Elfe était transcendé et désorienté pendant quelque temps par le soudain afflux de Fluide qu'il lui était impossible de combattre.
Les raids des humains contre le peuple Elfe redevinrent nombreux et meurtriers, et Ayas'se souffrait, car il devait repousser non seulement les attaques externes, mais aussi celles internes de son propre peuple qui estimait que son rêve était vain et qu’ils allaient tous mourir pour rien, à rester groupés ainsi au milieu de la forêt, vulnérables aux attaques de leurs ennemis… au lieu de suivre les préceptes de Moreau’se, et sa voie de la magie génétique.
Et le premier de ces rebelles, qui colportait la pensée de renonciation à la fable du « centre du Fluide », pour choisir l’autre voie, celle de Moreau’se, celle qu’Ayas'se refusait la trouvant trop cruelle et sans humanité pour – justement – l’humanité, ce rebelle, qui avait tout le charisme d’Ayas'se et plus de jeunesse, était son propre fils, Serys'se. Et Serys'se avait un époux très beau, dénommé Aïs’se, qui l’aidait à monter la rébellion contre son père.
Les discours de Serys’se et d’Aïs’se portèrent leurs fruits, et le peuple Elfe exigea une nouvelle agora, un changement de politique et d’avenir. Ayas'se fut obligé de céder, car les Elfes se plient à l’unité de leur raison et pensée collectives, et là, sous la clarté de Taamish, le peuple dit sa révolte et sa haine contre la tyrannie guerrière utopiste d’Ayas'se, oubliant que c’était cette tyrannie qui, en les réunissant et en leur permettant de se battre, les avait sauvés tant de fois de la destruction évolutive des primitifs. Ayas'se allait être désavoué à une simple pensée individuelle, quand, par le plus grand des hasards, ou des miracles, une des expéditions envoyées chercher le Fluide il y a des années, et que tous croyaient perdue, fit son apparition dans le cercle d’arbres et de rochers où se tenait l’agora. Ayas'se hurla de joie et de bonheur, levant ses bras vers le ciel étoilé et laissant couler des larmes de joie. Serys’se et Aïs’se restèrent silencieux, comme nombre des opposants d’Ayas'se qui voyaient là, une fois encore, chez Ayas'se, la démonstration qu’ils ne savaient plus tolérer : des émotions primitives. Le peuple Elfe, lui, était confus. Ayas'se parla, parla encore du refuge où ils seraient en sécurité, de l’union du peuple Elfe dans un endroit où ils pourraient, mieux que tout autre, contrôler et manier les forces du Fluide.
Ayas'se parlait bien, et c’est cet art de la parole qui lui avait permis de tenir ses idées pendant toutes ces années. Mais ce discours, combien de fois déjà l’avait-il répété ? Il avait perdu sa magie à force d’être rabâché : dans les yeux des Elfes qui l’entouraient, dans leur connexion, Ayas'se ne lut que le doute et la fatigue. Il se sentait isolé.
Et pourtant, bien qu’il ait maintenant un goût de cendre comme un rêve trop vieux, et bien qu’Ayas'se, qui exprimait ce rêve, ne soit au fond qu’un Elfe violent et assoiffé de puissance, le discours n’en était pas moins véridique.
Et l’avenir l’a prouvé, qui, s’il n’a pas empêché la race des Elfes de choisir l’autre voie, celle de Moreau’se, de devenir ceux que nous avons l’habitude de connaître dans nos récits, les scientifiques généticiens, puis de s’éteindre, comme toutes les chimères, le rêve d’Ayas’se et la cité qu’il a construite leur a permis de rester dans toutes les légendes…
Serys’se prit alors la parole et leur parla à son tour. Non de rêves et de villes, mais des malheurs et des obstacles qui les attendaient pendant leur voyage, de ceux qui n’y survivraient pas, des années d’efforts qui seraient nécessaires avant qu’une telle cité soit construite – si elle l’était jamais. Et ce discours-là, le peuple Elfe le comprit. Il entra en résonnance.
Ayas'se sentit qu’il était en train de perdre la partie. Alors il sortit son coutelas de pierre de Carmina et attrapa son fils par le bras. Un instant peut-être, Serys’se crut-il à un geste d’affection, une affliction d’émotion en lui-même : comme si son père avait entendu son discours et en avait été convaincu. Serys’se s’en convint. Et c’est pour cela qu’il ne réagit pas tout de suite à la lueur de meurtre d’Ayas’se et aux cris de pensées que poussa Aïs’se. Quand il leva le bras pour se défendre il était trop tard, et Ayas'se lui trancha la crinière d’un geste net et précis, et son Fluide, son sang en grandes gerbes éclaboussa les assistances.
Ayas'se jeta le corps de son fils, attrapa Aïs’se et le frappa de son poing nu. Tel un primitif. Puis il dit qu’il ferait la même chose aux traîtres et à tous ceux qui oseraient s’élever contre sa décision. Il les tuerait et prendrait leurs conjoints dans la honte et la douleur de la symbiose pour les faire siens et siennes.
Dans l’agora, ce ne fut que tumultes et cris, primitifs eux aussi, et dans le plus grand désordre certains s’élevèrent contre Ayas'se, les émotions et pensées de révolte, de vengeance, de cruauté, de violence, à la main. D’autres prirent son parti, et Taamish brilla sur cette scène où les Elfes s’entre-tuèrent, tels des humains, où le frère tua le frère et le père son fils dans la rage et le désespoir… d’un rêve.
Quand l’aube se leva, beaucoup pleuraient. Le parti d’Ayas'se avait naturellement gagné, et il se retira sous sa tente en emmenant Aïs’se de force. Et les mauvaises langues dirent d’ailleurs qu’Ayas'se convoitait les gènes de l’époux de son fils depuis longtemps déjà, et que ce n’était pas seulement sa rébellion qui l’avait poussé à le tuer. C’était faux. Ce n’étaient pas ses envies.
Il se passa cinq ans avant que le peuple d’Ayas'se n’atteigne l’emplacement désigné, cinq ans où, comme l’avait prédit Serys’se, de nombreux Elfes périrent tués par les fatigues du voyage ou les attaques des autres espèces.
Mais un jour ils virent la plaine, et la forêt, et les rochers de calcaire et d’albâtre. Et Ayas'se arrivant au centre de la plaine, y planta son coutelas pour désigner l’endroit où serait bâtie la ville, et il rit de joie. Il pleura aussi.
Aïs’se, qui l’accompagnait comme le faisaient toutes ses moitiés, de gré ou de force, était alors enceint et presque à son terme. Est-ce qu’il vit, en voyant Ayas'se rire, le visage de son bien-aimé assassiné devant ses yeux ? Ou est-ce qu’il voyait la dérision de sa propre existence, de ses propres espoirs et de ses propres rêves ? Ou est-ce qu’il se h-Aïs’se-ait de n’être pas mort, de n'être pas seul, et plus encore de porter l’enfant de l’être qu’il abhorrait ? En tout cas, ivre de rage et de haine, ses émotions, en voyant les ambitions d’Ayas'se se réaliser, il arracha le coutelas de terre et voulut le planter dans la figure d’Ayas'se.
Celui-ci était un guerrier accompli, il évita le coup, attrapa le coutelas et par pur réflexe, frappa – il eut voulu retenir son geste, mais il était trop tard.
Aïs’se chancela, mais resta debout, et Ayas'se crut d’abord qu’il n'était que légèrement blessé. Le jeune Elfe se mit alors à rire, d’un rire étrange et saccadé. Puis à pleurer, et soudain, avant qu’Ayas'se puisse l’arrêter, il proféra l’interdit : une terrible malédiction, sur la ville qui allait être construite là, sur les habitants qui viendraient y vivre, sur les rois et chefs qui y régneraient. Et elle disait, cette malédiction :
« … que la Mort planerait toujours sur la ville, que tous les royaumes dont la cité serait la maîtresse s’écrouleraient dans les cendres et dans le sang, et que… » mais je n’en répéterai pas plus les termes aujourd’hui, car ils sont noirs et désespérés.
Puis Aïs’se s’écroula, et mourut.
Ayas'se ne fit que rire, en apparence, et la ville fut construite.
Ayas'se la dénomma Pôle, car elle était au pôle de la force magique de Tanaephis.
Cette ville, vous la connaissez ; elle a vu la fin de l’Empire Elfe, et verra bientôt celle de l’Empire Dérigion.
Et il en sera ainsi à jamais, car la ville a été construite dans le sang et la haine, et elle est maudite à jamais.

Ceci est la fin de mon conte. Mais je n’ai pas l’exclusivité, et il y a quelque chose qu’il faut que je vous dise…
Alors que je voyageais dans les jungles gadhars, et que je profitais de l’hospitalité d’une tribu, j’entendis raconter cette histoire par une sorcière-qui-délivre d’environ cinquante ans. C’était bien la même légende, et la vieille femme noire parlait d’Ayas’se, de son fils et de son époux avec une éloquence qui n’enviait rien à la mienne, je dois l’avouer. J’écoutais avec toutes mes oreilles, car il est toujours intéressant, pour nous les bardes, d’étudier les « trucs » par lesquels les autres donnent vie à leurs imaginaires. J’écoutais toujours quand la femme raconta la mort d’Aïs’se, et sa malédiction. Je croyais alors qu’à l’instar du mien le conte était fini. Il n’en était rien ; et voici donc une autre fin pour ce conte :

Quand il tomba sous le coup de coutelas d’Ayas'se, Aïs’se, je l’ai dit, était en grossesse. Les Elfes le pouvaient. Alors que son cadavre gisait à terre, les autres de la même pensée se précipitèrent vers lui pour voir s’ils pouvaient lui porter secours.
Il était trop tard, et Aïs’se avait rendu le dernier soupir…
Cependant, dans son ventre, le bébé bougeait encore, et était-ce le choc de la mort, ou autre chose, les contractions de la séparation avaient commencé.
Alors ils transportèrent le cadavre d’Aïs’se sous un abri et, chose étrange et miraculeuse, les contractions continuaient. Et l’enfant naquit, vivant, sans qu’il fût même besoin de l’assister de leur Fluide.
L’enfant fut aimé par Ayas'se, et grand en force et en beauté.

Fin ! Ce qui vous en conviendrez n’est pas du tout bon pour mon histoire car j’aurais aimé, afin de clore ma légende sur une fin grandiose, tragique comme tout le monde aime, raconter comme cet enfant en grandissant ne pensa qu’à venger Aïs’se et comment, à l’âge adulte, il poignarda à son tour Ayas'se. Une belle fin en vérité, cela aurait été ; mais non !
La vieille Gadhar dit au contraire que l’enfant rendit à son père tout son amour, et qu’il devint un Elfe puissant et généreux, qui répandit le bien autour de lui, et vécut très heureux. Jusqu’à l’âge d’or…
Et elle en tira une morale, disant que de tout ce qui était très mauvais il sortait parfois quelque chose de bon. Et que la malédiction d’Aïs’se était contrée, un peu, par la naissance de son fils qui était la mort, la vie, la renaissance, l'espoir… Et ainsi, dit-elle, Pôle est la fois maudite et bénie, et malgré tous les maux qu’elle subit, un jour viendra du sein de la cité le renouveau d’un avenir plein d’espoir…

Je ne sais quelle fin vous préférez, quant à moi, je vais me rafraîchir le gosier !
— Je ne suis pas un animal…

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Ch'i Po
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09 déc. 2016, 11:16

— Dans son délire, il parla du combat, de sa chute dans une crevasse et des cavernes où il put se reposer. Des cavernes où coulaient des sources chaudes, avec des animaux et des plantes comme il n’en avait jamais vu. Personne ne le crut et il mourut cette nuit-là ; dans les bras de ses compagnons, tenant encore dans sa main crispée la fleur qu’il avait ramassée. Ainsi s’achève l’histoire de Stöhl le guerrier Thunk…
« Le vent d’hiver
Les rochers déchirent
Le bruit de l’eau. »


— Yosa Buson

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uaervaftnecniv
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09 déc. 2016, 11:17

Le silence était tel, suite au conte de Ch’i Po, que l’on aurait pu entendre un Polac penser. C’est dire.
Ch’i Po se redressa fièrement au centre de la scène devant ses pairs attendant les tonnerres d’applaudissements et d’acclamations.
Et enfin…
— Trop connue !
— Moi-même je la racontais quand j’avais cinq ans à mes camarades de classe !
— Aucun intérêt !
— C’est nul !
— C’est bien une histoire de Thunk, ça !
— Tu parles d’une légende originale, mon grand-père l’avait déjà entendue lors du dernier Tournoi !
— Dehors la Thunk !
— Improvise !
— C’est l’histoire d’une Thunk, d’une histoire et d’un bide…
— Zzzz Zzzz…
— Dire que j’ai raté l’histoire du mime manchot pour ça !
Ch’i Po ne réagit pas. Paralysée, elle restait sur l’estrade, au centre de l’amphithéâtre formé par les ruines du cirque qui accueillait les rencontres du Trophée. La règle était simple : il n’y avait pas de règles ! Les bardes pouvaient se livrer à leur art sans limitation de quelque ordre que ce soit, sinon l’avènement du mois des Croisades qui modifiait sensiblement le comportement des plus belliqueux et transformait le Tournoi des Mille Lunes en bataille rangée à coups de lyres, de luths, de pipeaux et de cornemuses, jusqu’à ce que les escortes s’en mêlent et chargent. Ce qui avait tendance à stopper net une carrière artistique – une lyre peut tuer, bien enfoncée dans le…
Le meilleur des meilleurs était choisi à la majorité absolue par le jury présent, tous membres de la Guilde des Voyageurs et dont, normalement, l’ancien gagnant de l’édition précédente à qui l’on avait remis en ce sens une Épice huile de longue vie – mais ce dernier étant mort, tué durant son voyage de retour l’année de son Trophée, il avait été remplacé par un membre éminent de la Guilde des Marchands, sponsor officiel du tournoi, et offrant ainsi à tout le public rafraîchissements et snacks durant les rencontres (toute occasion est bonne pour se faire de la publicité). Mais, si seuls les votes du jury pouvaient offrir la victoire ou la déchéance aux bardes élus venus se mesurer aux plus grands, au Tournoi des Mille Lunes, tous savaient que c’étaient les réactions du public – plus que les lunes – qui venaient vraiment influencer les votes. Une foule en délire, émue, conquise, et c’était une victoire quasi assurée.
Le cas contraire…

❍ ❍ ❍

À la fin de la journée, ce fut au tour d'Apapah de descendre dans la fosse pour représenter son peuple. Elle descendit les marches doucement, à la manière lente et chaloupée des Gadhars. Apapah était grande, belle et en courbes comme une princesse d’un royaume oublié, et nombreux parmi les spectateurs auraient voulu vérifier si tenue et serrée dans leurs bras musclés elle se débattrait aussi bien que les grandes gazelles du sud ou si elle leur ferait connaître les réjouissances d’une chevauchée au clair des lunes, goûtant le charme et les caprices des formes colorées de l’indigène insoumise… (Les hommes de Tanaephis avaient encore beaucoup à apprendre sur les femmes gadhars. Sur les femmes en général.) Pourtant, Apapah n’était pas du goût de tout le monde. Au passage, elle essuya un crachat qui avait malencontreusement atterri sur sa cuisse dénudée… et malgré un instant de réflexion, elle ne chercha pas à savoir qui était le responsable. Il ne fallait pas qu’elle se déconcentre. Le dernier passage des élus avant la pause de la nuit était très important et c’était souvent dans ces moments privilégiés que se découvraient les vainqueurs du trophée. Séduire et charmer le public, avant qu’il ne rêve.
Les rêves, justement…
Apapah avait la voix cristalline, comme une fontaine qui aurait couru entre les racines des grands arbres de la jungle…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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Apapah
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09 déc. 2016, 11:19

DU VENT SUR DU SABLE
❍ ❍ ❍

Quand il était petit, Lohno de la tribu de l’Arbre-Mort, s’asseyait souvent près de la rivière. Il regardait pourrir les lourdes plantes, les gouttes d’eau s’évaporer en quelques secondes sur sa main et, comme il était très jeune, il passait parfois du sommeil au rêve sans s’en apercevoir.
Ses parents l’avaient trouvé une ou deux fois somnolent à quelques centimètres de l’eau, mais ne s’étaient pas inquiétés. Ils sentaient que Lohno était spécial, et, curieusement, pensaient qu’il ne pourrait rien lui arriver, et qu’ils n’avaient qu’à le laisser baguenauder à sa guise. Que ce soit parce qu’il était vraiment sous la protection d’Hall’Feyaz ou par pure chance, Lohno devait en effet atteindre l’âge adulte sans se faire dévorer par un alligator, écraser par un tyrannosaurus et, miracle encore plus étrange, sans périr d’insolation en s’endormant sous les feux de la Reine. Mais ce que devint Lohno à l’âge adulte ne nous intéresse pas : c’est ce qu’il lui advint enfant que je veux aujourd’hui vous souvenir.
Lohno s’endormait donc près de la rivière, et rêvait. Derrière ses paupières défilaient des visages, vieux et jeunes, tous noirs comme lui.
De ces visages, Lohno apprit bientôt à en connaître une dizaine : il y avait un vieux monsieur qu’il surnomma rapidement grand-père – le véritable grand-père de Lohno était mort depuis des années d’une fièvre-mousseuse –, il y avait une jeune femme aux vêtements d’azur qui riait à gorge déployée, il y avait un couple qui était en train de faire l’amour et qui s’arrêtait pour le regarder, lui, Lohno, et qui lui souriait gentiment, et il y avait aussi parfois cinq ou six enfants qui dansaient une ronde en psalmodiant des paroles dans une langue incompréhensible.
Lohno n’aimait pas trop ce rêve, et quand leur chant s’élevait vers le ciel, il se retournait dans son sommeil. Car il savait ce qui allait arriver. À un moment, les enfants s’arrêtaient de chanter, terrifiés, et un homme arrivait avec une arme étrange. Une Arme. Ils se mettaient tous à crier. Lohno essayait alors de se réveiller, parfois il y arrivait, et il jouait alors pendant un moment avec la boue et l’eau, comme pour se calmer. Parfois il n’y parvenait pas à temps, et il voyait le sang, les hurlements et la silhouette d’un petit garçon qui s’enfuyait en sanglotant. Le rêve se brisait net, et Lohno se retrouvait tout seul, les yeux grands ouverts près de la rivière. Pendant quelques instants la forêt lui paraissait étrangère, et il avait peur, comme s’il était poursuivi par un homme mystérieux. Il rentrait alors vite chez ses parents, et sa mère le prenait dans ses bras pour le consoler. Il regardait les trois Frères se lever, et à travers ses yeux brouillés de larmes, l’argent des lunes prenait l’éclat inconnu du métal.
Quand Lohno atteignit l’âge de 10 ans, ses parents l’emmenèrent voir un sorcier. Non pour le soigner, car Lohno n’était pas malade, mais pour demander conseil : pour savoir si Lohno devait occuper une place plus importante dans la tribu, ou s’il devait commencer à conter ce qu’il voyait en rêve pour que tous en profitent. Le vieux sorcier interrogea longuement le petit garçon et Lohno parla des visages qu’il voyait… Mais aussi des lieux. Car voilà le moment où je vais vous souvenir des lieux dont Lohno rêvait…
Lohno, dans ses rêves, voyait la rivière. Mais elle était plus grande, et elle n’était pas bordée d’arbres mais d’une plaine verte, et des vaisseaux à voiles blanches passaient dans la brume. Il y avait aussi les ponts. De nombreux ponts en pierre, qui se croisaient comme des lianes, sur lesquels marchaient des hommes et des femmes. Et il y avait aussi des arbres immenses où brillait la lumière de milliers de flammes…
« De temps en temps », ajouta Lohno en souriant, car c’était un de ses rêves préférés. « J’entends la femme parler. »
C’était la jeune femme en bleu azur. Parfois elle s’adressait à Lohno comme assise sur une souche d’arbre en métal, tout près de lui, et parfois elle paraissait prononcer un discours, debout en haut d’une immense statue de métal encore, dans sa robe bleu azur qui flottait autour d’elle comme un morceau de ciel.
Le sorcier écouta tout cela, et réfléchit, et dit aux parents que l’enfant était sans aucun doute né pour devenir un conteur, et que sa place dans la tribu serait celle de Celui-qui-raconte-et-celui-qui-sait. Il ajouta cependant qu’il n'avait jamais vu chez un enfant conter des images aussi précises, et que les Gadhars (en vérité, le sorcier dit les Hommes, car les Gadhars se nomment eux-mêmes Hommes, mais c’est à vous que je parle et non à Lohno cette fois) qui avaient le don des ancêtres se souvenaient plutôt de petits détails ou de longues histoires, mais n’arrivaient pas souvent à détailler leurs rêves comme le faisait Lohno.
Le sorcier dit alors qu’il allait garder Lohno avec lui, pour l’instruire et lui apprendre comment contrôler ses rêves. Lohno fit ses adieux à ses parents, étant convenu qu’il rentrerait chez lui avant douze tours des trois Frères, et se tint prêt à écouter l’enseignement du sorcier. Mais rien ne vint. Le sorcier le mit dans un coin, et ne s’occupa de lui que pour le nourrir et le faire boire.
Lohno rêvait, et perdait la notion du temps. Et un jour qu’il somnolait sur le plancher de la maison haut perchée du sorcier, écoutant dans son sommeil le grand-père qui lui parlait d’arbres sans terre, de fruits et de secrets, il entendit soudain une série de bruits très secs. Il se dressa d’un bond. Quatre hommes blancs étaient autour de lui, avec de grandes Armes et des regards étranges. L’un d'eux le prit dans ses bras. Il ne fit pas mal à Lohno mais son regard était dépourvu de tendresse et il donna au sorcier un petit sac en cuir rempli de pièces d’or (des Thams, je le précise pour vous qui voulez tout savoir) et emmena Lohno vers les chevaux qui les attendaient dehors.
Et c’est ainsi que Lohno fut emmené à Tehen, vendu par le sorcier à un grand astrologue derigion… Car c’était au temps où l’Empire Derigion s’étendait de l’est à l’ouest du continent de Tanaephis, enserrant sous son joug de richesse et de puissance l’ancien territoire batranoban et ses belles villes blanches. Les Batranobans avaient été les premiers astrologues sur Tanaephis, et il restait dans leurs villes beaucoup de matériel et de savants, et souvent les grands astrologues derigions s’installaient dans l’observatoire de la tour carrée de Tehen.
C’est l’un d’entre eux qui avait fait acheter Lohno, parce qu’il était intéressé par les souvenirs venus de nulle part qu’avaient parfois les Gadhars et qu’il pensait que ses rêves avaient un lien avec le ballet des lunes…
Et en effet, qui sait ?
Lohno n’était qu’une curiosité parmi d’autres, et le grand astrologue était très occupé. Il ne put donc s’intéresser à Lohno avant quelques mois, et le petit garçon fut placé dans une chambre aux lourdes tentures, où des femmes étrangères lui apportaient des mets à l’aspect insolite, et lui parlaient avec curiosité avec un accent qu’il ne connaissait pas. La femme de l’astrologue venait le voir de temps en temps, et lui passait la main dans les cheveux. Elle riait ensuite d’un petit rire perlé, et ses servantes riaient avec elle.
Lohno était très seul, et il eut l’impression que des années s’écoulaient avant qu’il ne soit, un jour, introduit dans le bureau de l’astrologue.
L’astrologue parlait d’une voix douce, mais Lohno savait qu’il ne faisait pas cela parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il ne voulait pas que Lohno se mette à pleurer et lui fasse perdre son temps et l’argent qu’il avait payé pour l’avoir. Il avait peur aussi, car il sentait le regard glacé derrière les paroles. Aussi fit-il tout ce que l’astrologue lui demanda. Et l’astrologue lui demanda de raconter ses rêves.
Lohno raconta…
Il raconta le vieil homme souriant et ses connaissances d’herbes, de potions et de terres, le couple qui faisait l’amour, les enfants, l’assassin et le petit garçon qui courait, et la rivière, et la femme qui parlait en haut d’une grande statue de métal, dans un langage inconnu, sa robe bleue flottant derrière elle. L’astrologue écoutait tout cela, et quand Lohno en vint à la femme, à la statue et au langage, ses pupilles s’élargirent. Il lui demanda plus de détails, encore et encore, et Lohno parvint à prononcer certains des mots que la jeune femme disait, et ils avaient une consonance étrange, derrière les volets fermés de cette tour blanche, au milieu de la ville batranoban.
Quand il renvoya Lohno dans sa chambre, il était très tard et Lohno était épuisé. Mais le lendemain matin il était de retour dans le bureau de l’astrologue, et avec lui, il y avait d’autres savants comme lui, et ils questionnèrent tous Lohno sur les paroles de la jeune femme, et prirent des notes sur ce qu’il disait.
Cela dura plusieurs jours, et les savants parlaient entre eux avec excitation. Puis ils firent avaler des drogues à Lohno, et lui demandèrent de rêver de la jeune femme en robe azur… et rien que d’elle, et de se souvenir de tout ce qu’elle disait.
Et pendant des nuits et des nuits, Lohno ne rêva que de la jeune femme. Son discours s’amplifiait, et le rêve de Lohno était plus détaillé. Il voyait une grande ville, et des tours et des feux étranges. Il voyait des gens assis en tailleur en train d’écouter la jeune femme, il entendait des chants et des voix, et le matin quand il se réveillait, la fatigue le prenait comme si les voix n’arrivaient plus à sortir de sa tête et que Lohno ne pouvait plus rien faire pour les faire taire.
Et un jour, dans son rêve, Lohno vit la jeune femme écrire des signes sur le sable… L’astrologue serra presque jusqu’à l’écraser le manche de son stylet et tous les savants regardèrent Lohno, assis devant le morceau de parchemin qu’ils lui avaient donné. Et ils attendaient que Lohno écrive sur le parchemin les signes que la jeune femme avait écrits dans le sable, dans le sable du rêve… Mais Lohno ne savait pas écrire, et le parchemin resta vierge comme les regards de certaines petites filles, quand elles ne savent encore pas leur triste destin. Et l’astrologue s’énerva et frappa Lohno – c’était la première fois – et Lohno ne fit que le regarder, sans rien dire. Alors l’astrologue le fit sortir de la tour – ça aussi, c’était la première fois depuis que Lohno était arrivé là – et l’amena sur une grande place, sur laquelle le vent soufflait et la mer battait, au milieu des cris des oiseaux. Il lui donna un bâton, et Lohno écrivit les signes dans le sable…
Le soir, alors que les savants avaient renvoyé Lohno dans sa chambre et qu’ils parlaient encore des signes qu’il avait inscrits, le petit garçon fit un étrange rêve. Il ne rêva pas de la jeune femme à la robe bleue azur, mais du vieux monsieur qu’il appelait grand-père et de l’homme et la femme qui faisaient l’amour. Et l’homme le regardait gentiment, et la femme souriait avec un peu de tristesse, mais aussi beaucoup d’amour. Et l’homme prononça ces paroles :
« Petits-fils de mon petit-fils après mon futur fils, le don ne t’avait pas été offert pour que tu souffres ainsi. Tu as ta vie à vivre, et non celle des souvenirs. »
Et Lohno, dans son rêve, se mit à pleurer et dit :
« Aidez-moi ! »
Et l’homme dit :
« Nous allons t’aider… »
Ils lui sourirent tous deux encore, avec tant de bonté que Lohno en eut le coeur serré.
Et c’était le matin, et il se réveilla.
Et après cette nuit-là, malgré toutes les Épices que l’astrologue lui donna, malgré les cris et les menaces qu’il proféra, malgré les coups aussi que le savant ne parvint pas à retenir, Lohno ne rêva plus. Il ne vit plus le grand-père, plus les enfants, plus le couple, ni la jeune femme à la robe d’azur, et les seuls bruits qu’il entendait la nuit quand il s’endormait étaient le vent sur le sable et le bruissement de la mer qui l’avaient entouré ce matin-là, sur la plage…
Au bout de quelques mois d’essais infructueux, l’astrologue fut tellement furieux qu’il jeta Lohno dehors, ce qui est déjà en soi un petit miracle, car il aurait pu aussi bien le tuer de rage et personne n’en aurait rien dit. Et Lohno fut poursuivi un moment par une servante, qui le rattrapa et lui donna 10 Thams.
« De la part de ma maîtresse », dit-elle, et elle se dépêcha de rentrer avant que l’astrologue ne la voie.
Vous savez combien de polacs séparent la blanche ville de Tehen des terres brûlantes du Sud, où s’étend le pays de Lohno ? Moi, je sais seulement que c’est très loin, très très très loin, surtout pour un petit garçon de douze ans avec seulement 10 Thams en poche.
Vous vous souvenez quand je riais au début de mon conte en vous disant que les parents de Lohno croyaient qu’il était protégé par la reine, Hall’Feyaz aux mille feux, simplement parce qu’il avait rêvé sous son éclat ? Eh bien, sachez que Lohno fit tout ce trajet à pied, avec ses 10 Thams en poche, et qu’il arriva à l’âge de 13 ans aux frontières de la Terre des Hommes, le pays gadhar, et qu’il y retrouva ses parents. Et qu’il vécut ensuite une vie heureuse et calme, mais tel n’est pas le sujet de mon récit.
Car je voulais simplement vous dire que la sagesse d’une civilisation depuis longtemps disparue peut parfois n’être, comme les rêves de Lohno, que du vent sur du sable…
— Je me souviens…

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Yoïgor
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09 déc. 2016, 11:22

FACETTES
❍ ❍ ❍

Bars. Troquets. Tripots. Cabarets. Bastringues. Auberges. Bouges. Gargotes. Cafés.
Vous savez combien il y en a, des tavernes, sur toute l’étendue de Tanaephis ? Moi non plus. Des milliers, j’imagine. Dans le froid du Nord, des antres de roc alors qu’un bon feu réchauffe l’âme et qu’au-dehors le vent souffle ; aux limites des jungles gadhars, aux comptoirs de vente où les Batranobans achètent à vil prix les baies de Siffan, dans des petites cabanes de branchages légers, alors que la conversation languit à cause de la chaleur et que les hommes agitent d’immenses feuilles d’Erohs pour s’éventer ; dans les maisons de boue et de pierre des Piorads, alors qu’il fait froid et humide, que la mort est toujours proche et que la bière est âcre ; dans les maisons blanches de Tehen, où la conversation est sophistiquée et l’ambiance sucrée ; dans les solides caves de Nerolazarevskaya, où les hommes durs se détendent soudain d’un coup et où les blagues fusent.
Et bien sûr à Pôle, où il y en a tant que je ne saurais les décrire.
Ce qui m’amuse, voyez, c’est que dans tous ces décors différents, tous ces hommes différents boivent, finalement, la même chose. De la siffan, de la bière, du vin. Il y a bien sûr quelques alcools un peu exotiques, quelques mélanges à la mode ; mais en gros, à chaque seconde, des centaines de milliers d’hommes, qui n’hésiteraient pas à s’étriper s’ils se rencontraient au détour d’un chemin, lèvent d’un même geste un récipient rempli du même alcool et l’avalent d’une même contraction de la gorge.
Une belle parabole en faveur de la paix entre les peuples, vous ne trouvez pas ?
Dans les tavernes, dit aussi le proverbe, on refait le monde ! Moi, je me suis souvent demandé, également, dans quelles tavernes on le faisait, ce monde. Dans quelles tavernes les dirigeants, les héros, les chefs de guerre se rencontrent-ils pour prendre les décisions cruciales qui influenceront sur nos vies pendant les décades à venir ?
Pas si difficile que ça, comme question, finalement. Il suffit de savoir où sont les centres de pouvoir. Même si je vais en vexer beaucoup dans cette assistance – j’espère ne me prendre aucun coup pour ce que je vais dire, ce n’est pas moi qui crée les réalités géopolitiques, n’est-ce pas ? – on pourrait dire qu’il y a aujourd’hui, en cette année de grâce de 1030 après Neinnes, trois centres de pouvoir principaux : Nerolazarevskaya d’abord, ceci dit sans offense, Monsieur et messieurs nobles Dérigions, qui froncez le sourcil, Pôle ensuite, bien sûr, et Durville enfin, où siège le Conseil de la Nation Batranoban. Et si je mets Nerolazarevskaya avant Pôle c’est car je fais surtout allusion à la puissance politique et militaire ; si nous parlions de commerce et d’influence culturelle, Pôle serait bien sûr en première place (hop, ainsi je ne vexe personne !).
Si nous suivons ce raisonnement, les tavernes où se prennent les décisions sont celles qui se situent à côté des bâtiments de l’Assemblée des Ministères des Hauts Commandeurs et de celui du Conseil de Durville. Je me demande d’ailleurs combien de votes essentiels ont penché d’un côté ou de l’autre simplement parce que la bière n’était pas fraîche et que l’estomac d’un noble conseiller s’est trouvé indisposé après un repas un peu trop arrosé…
Pour Pôle, le problème est plus complexe, car si quelqu’un voulait m’expliquer où est le centre du pouvoir dans cette ville de fous, je lui serais bien obligé. Il y a bien un Empereur – Comment, madame, vous ne le saviez pas ? Mais oui, il y a un Empereur à Pôle, et le Ô célèbre André-Francelin de La-lande-des-Hauts-De-Gassote, Varandar des Exsecutor, le Commando Funéraire de l’État-Major, ici présent, pourrait bien vous le confirmer ; n’est-ce pas ? – quoi qu’il en soit, l’on dit que le boulanger dans son échoppe a plus d’autorité sur ses mitrons que l’Empereur sur sa cité… Il y a aussi un État-Major, un Sénat, et ce qui ressemble à des conseils mais dont j’ignore le nom officiel (c’est pour vous dire) ; entre nous, qui a récemment entendu parler d’une loi ou d’un règlement qu’ils auraient promulgués ? Non je crois que nous aurions plus de chance en misant sur les bordels de luxe où se retrouvent chefs de quartier, militaires et dirigeants de l’administration, tous vérolés.
Il y a aussi, ai-je entendu, des endroits où se retrouvent, non des humains, mais leurs Armes-Dieux voyez-vous ; car elles aussi ont leurs secrets, leurs hiérarchies et leurs organisations… Mais il s’agit là d’un sujet sur lequel je ne m’attarderai pas, et d’ailleurs rien n’a jamais été prouvé.
Il doit y avoir aussi des endroits où se réunissent les diplomates. Ah oui, les diplomates…
Car voyez-vous, c’est là que je voulais en arriver, même si j’ai pris de longs détours pour parvenir à mon but :
C’était il y a de cela dix ans, et j’étais dans une taverne – pour changer. Oh, sûrement pas une de celles où se prennent les décisions cruciales dont nous parlions. Une taverne minable, dans le quartier des Délices, à Pôle. Il y avait là un jeune homme. Il avait bu. Comme moi. Beaucoup. Il était riche. Pas moi. Et hagard, et désespéré. Comme moi. Il a continué à boire pendant toute la nuit. Moi avec. Nous avons partagé la même femme, et nous avons parlé. Le soleil se levait, et nous pouvions percevoir au loin, par une fenêtre tournée vers le Sud, une partie des murailles.
Il a eu alors une réaction très curieuse. Il m’a demandé – je m’en souviens très bien – si je savais pourquoi les gens mouraient sur ce mur…
« Pour défendre Pôle », ai-je répondu. « C’est la guerre, après tout. »
« Et, pourquoi y a-t-il la guerre ? », voilà qu’il me répond.
« Eh bien, les Vorozions… les Piorads… les Sekekers… »
« Mouais », qu’il se rhabille. « Pourquoi les Vorozions se sont-ils retournés contre nous ? »
« Eh bien », dis-je, tout en ignorant le “nous” : « Ils se sont révoltés parce qu’ils étaient, euh… exploités… »
C’est alors qu’il m'a raconté sa version des choses.
Lui c’était un diplomate, père dérigion et mère batranoban – enfant né d’un mariage de convenance entre deux familles nobles et pleines aux as. Sa carrière à lui, ambassadeur faisant le lien entre Durville et Pôle, était toute tracée. Il avait fait de bonnes études, et s’intéressait particulièrement à l’histoire.
Il avait des opinions parfois un peu bizarres – et je ne fais que répéter, vous en faites ce que vous voulez.
À son avis, à lui je vous dis, l’Empire Dérigion, en 600 et quelques polacs, était un truc super. Pas seulement pour les Dérigions ; pour tout le monde sur Tanaephis.
« Bien sûr », disait-il, le regard rendu brillant par les remontées d’alcool, « il y avait des injustices, des abus de pouvoir. Mais est-ce que vous vous rendez compte de la richesse qu’il y avait à ce moment-là ? Du jaillissement culturel, de la naissance des idées… Le commerce était facile, les routes entretenues. C’était la paix. La paix ! Jamais il n’y a eu une paix pareille. Et vous savez ce qu’il se serait passé, si les Vorozions ne s’étaient pas révoltés ? Nous, les Dérigions, l’Empire, nous aurions gagné. Nous aurions conquis peu à peu tout le continent. Les Piorads, les Thunks, les Gadhars… Avec la puissance des hommes et des terres de l’Est, nous serions devenus invincibles. Naturellement cela aurait été dur, au début, c’est sûr. Il y aurait eu des guérillas, des révoltes et des massacres… Mais nous aurions réussi à trouver un moyen de nous allier leur bon vouloir. Peu à peu, une véritable paix se serait instaurée, comme nous avions presque réussi avec les Vorozions. Et alors… putain, Tanaephis unie. Unie, complètement. Plus de guerres. Un seul continent, un seul peuple ! »
C’était beau, comme il s’exprimait. Je n’y croyais pas totalement : c’étaient les paroles d’un Dérigion, et il sous-estimait la dureté, le mépris dont son peuple avait fait preuve en terrain conquis. Un esclave vorozion de l’époque n’aurait sans doute pas eu le même avis sur le « puissant et juste Empire Dérigion ». Mais il n’importe – il parlait bien, tout de même.
« Et les Vorozions avaient tout intérêt à laisser faire les choses », continua-t-il. « Ils étaient tranquilles et prospères, ils n’avaient pas besoin de se révolter. Ils commençaient à tenir des places importantes dans le commerce. Quelques années encore, et leurs nobles (car ils avaient des nobles) auraient obtenu les places aux Assemblées et Sénat des nobles Dérigions, puisque, légalement, ils devenaient et étaient Dérigions. »
Il se tut un instant. Je m’en souviens.
« Vous vous rappelez de la nuit de Taamish ? Celle où les Vorozions se sont révoltés contre les Dérigions ? Pourquoi l’ont-ils fait ? On a parlé d’orgueil blessé, de la volonté de venger leurs ancêtres, de la légende de Vorh, le symbole de la lutte contre l’envahisseur. Sûrement… Mais cela n’explique pas tout. Pour moi, on a poussé les Vorozions à la révolte. »
Je haussais les sourcils, étonné :
« On ? Qui, on ? » ai-je dit.
« Je voudrais pouvoir donner une réponse simple », dit-il. « Mais le monde n’est pas simple. La personne mystérieuse et toute puissante, ou la société secrète unique qui tire les ficelles, je n’y crois pas. Par contre, il peut y avoir une conjonction de vouloirs, de pouvoirs, politiques ou autres… »
Il a repris un verre, puis un deuxième. Et a poursuivi :
« Je vous ai dit que ma mère était batranoban, et j’ai étudié là-bas. À l’époque, en 650 et quelques, les Batranobans venaient juste de racheter leur liberté à l’Empire Derigon… »
« Les Batranobans ? » dis-je surpris. « Oui… Mais ils s’entendaient très bien avec les Dérigions. Pourquoi auraient-ils manigancé une révolte contre eux ? »
« Pas manigancé, mon ami… disons, appuyé, parfois. Un petit coup de pouce de temps en temps… Les Batranobans sont très orgueilleux, et très fiers des spécificités de leur peuple. Je les crois presque plus fanatiques que les Piorads, d’une certaine manière. Et liberté ou pas, l’Empire Dérigion allait les bouffer ! Il allait les bouffer économiquement, il allait les bouffer culturellement. Leurs femmes se mariaient avec des nobles de Pôle, parce qu’elles avaient plus de liberté, leurs enfants revenaient des universités de Pôle avec des idées nouvelles… comme moi. Alors, en donnant quelques Thams de-ci de-là à des rebelles de Nerolazarevskaya, ils ne voulaient peut-être pas détruire l’Empire Dérigion, mais, disons l’affaiblir un peu pour qu’ils puissent regagner de la puissance et une réelle indépendance. Même chose avec des Épices… »
C’était crédible sa théorie, et je frissonnais un peu.
Mais il se mit à rire :
« Oh, pas seulement les Batranobans ! Vous avez entendu parler des… » il baissa la voix : « … des Confréries d’Armes-Dieux ? »
Je ne répondis pas… Moins on en dit sur ce sujet, à mon avis, mieux ça vaut. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer :
« Une de ces Confréries… Enfin, disons que cela ne leur aurait pas plu, un Empire Dérigion tout puissant et la paix sur tout Tanaephis. Ce qu’elles aiment, c’est l’essence de la Guerre ; la violence, les conflits, la discorde et les cadavres et tous les trucs comme ça, vous savez. Or… Un des principaux instigateurs de la révolte, un Vorozion dénommé Seris – un de ses descendants, enfin une, est devenue Vohr à son tour en s’illustrant dans la prise de la ville d’Innacessibility, et, jusqu’à il y a pas longtemps, siégeait comme Haut Commandeur – avait une Arme puissante dénommée Légion. »
« Et alors ?… »
« Et alors rien… Sauf que j’ai retrouvé, au cours des siècles, des traces de ce Légion dans d’autres exactions – normal, me direz-vous, pour une Arme-Dieu. Mais ainsi que certains noms qui reviennent toujours dans son entourage ou celui de son Porteur. Et j’ai des raisons de croire qu’elles appartiennent à cette Confrérie d’Armes dont je vous parlais tout à l’heure. »
Il m’en dit le nom à l’oreille, mais je ne le répéterai pas ici.
« Cette Confrérie… » poursuivit-il, un peu plus éméché, comme moi, « Cette Confrérie, elle ne voulait pas la paix, surtout pas. Vous comprenez tout ce qui se jouait dans cette simple révolte ? Oh, elle a bien joué, puisqu’il s’en est suivi une guerre de plusieurs siècles… d’ailleurs en parlant de Guerre, je suis persuadé que ce Légion et Guerre – une autre Arme puissante – il y a un truc entre eux deux. Limite ça serait la même personne que ça m’étonnerait pas… Et puis… »
Ma tête tournait, et je ne savais que croire.
« Et puis quoi ? » ai-je répondu, d’un ton mi-énervé mi-incrédule. « Les Batranobans, une Confrérie d’Armes qui veut la guerre pour s’éclater au combat, ou que sais-je… Quoi encore ? Les Elfes secrètement ressuscités ? »
« Non, pas les Elfes », me répondit-il tout à fait sérieusement, et calme. Il marque une pause : « Avez-vous déjà entendu parler de l’éventuelle existence d’autres continents ? »
Je recrachais la moitié de ma bière dans ma chope, c’était trop pour moi. Mais il ne plaisantait visiblement pas.
Il a juste continué, l’air de rien :
« Les Piorads viennent forcément de quelque part, vous savez ? Quelque part à l’Est quand ils ont accosté, encore qu’ils aient pu dériver longtemps. Cons comme ils sont. Mais ce qui m’intéresse, c’est plutôt le Nord. J’ai étudié de vieilles légendes thunks, particulièrement celles qui concernent la Pointe de Nulle-Part… Il y a un autre continent, peut-être plusieurs. J’en suis sûr. »
Son regard était halluciné, étrange, brillant. Il parlait de plus en plus vite.
« Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de bateaux ? Pourquoi est-ce que nous ne partons pas sur les mers, à la recherche de… territoires inexplorés, comme on dit dans la chanson ? »
Je lui répondis en parlant doucement, comme on parle à un enfant ivre :
«  Il y a des bateaux… Il y a même la Guilde des Navigateurs. Elle n’a pas beaucoup de succès parce que les Armes n’aiment pas l’eau, c’est tout… Et puis, nous avons autre chose à faire, avec la guerre… »
« Les Armes n’aiment pas l’eau, c’est tout… Et gna gna gna et gna gna gna… Écoutez-moi ce naïf peigne-cul ! », qu’il me répondit, en m’insultant pour la première fois, et en avalant une autre pinte de bière. « Les Armes, oui, mais les *Autres* ? Il n’y a pas que des porteurs d’Armes sur Tanaephis ! Il n’y a même qu’une toute petite minorité de porteurs d’Armes ! Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas des équipages d’humains, normaux, sans Armes, qui construisent des bateaux et qui s’en vont voguer là-bas ? Hein ? C’est comme tu dis, l’ami… »
Le diplomate, fils de double noble, était passé du vous au tu sans même s'en apercevoir, dans son exaltation. Mais, moi le miséreux, il m’avait appelé son ami.
Nous avons bu la même gorgée.
« … nous avons autre chose à faire. Nous avons la guerre, à faire. Comme tu dis, l’ami… Et c’est là que je reviens à ce que je disais tout à l’heure : s’il n’y avait pas eu cette révolte vorozion, si l’Empire Dérigion avait vaincu, s’il avait pacifié tout le continent… Il n’y aurait pas de guerre, alors. Et qu’aurions-nous eu d’autre à faire que de vaincre les océans ? Sans les Armes, juste avec nos petites armes à nous, normales, ridicules, et qui se cassent, mais avec toute la force d’un continent et d’un Empire derrière nous ? Nous aurions construit des centaines de bateaux, des flottes entières de navires aux voiles blanches, nous serions partis sur les eaux, et rien, rien n’aurait pu nous arrêter. Et au lieu de cela… Ouais… Au lieu de cela, il y a la guerre, et la mort, et pas de putain de beaux navires blancs, ni des bleus, ni rien. Alors, l’ami, dis-moi, hein, dis-moi… Qui ne voulait pas que nous traversions les océans ? Qui ? Putain… Qu’y a-t-il, là-bas derrière les vagues, que nous n’avons pas le droit de découvrir ? »

Vous attendez une réponse. Je vois. Moi aussi, je l’attends toujours.
Non, il ne s’est pas écroulé sur la table, mort soudainement d’un arrêt mélodramatique du coeur. Non… il ne connaissait pas la réponse. C’est du moins ce qu’il m’a dit ; peut-être n’avait-il pas assez confiance en moi pour m’avouer ce qu’il avait appris, ou deviné.
Je le quittais au lendemain matin. Nous avions tous les deux des cernes noirs sous les yeux et une sacrée gueule de bois. Ça serait beau, n’est-ce pas, si je vous disais qu’il s’est enfoncé dans les rues de Pôle et qu’on a retrouvé son cadavre le lendemain, dans un égout ?…
Non. Je l’ai revu, et souvent. Nous n’avons plus abordé le sujet, mais nous avons eu quelques bonnes beuveries. Et puis il est mort, trois, quatre ans plus tard, dans une rixe d’ivrognes.
Dans les tavernes, dit le proverbe, on refait le monde. Nous, nous n’avons rien refait, cette nuit-là… Je ne sais pas si je crois vraiment un mot de ses élucubrations. Mais c’est sûr, pendant quelques heures, j’ai bu le monde sous un autre angle. Et, je me demande… Combien y a-t-il de gens comme lui, en train de boire une bière, et qui savent… qui croient savoir… que le monde n’est pas comme nous croyons qu’il est ?…
— Patron, ça serait pas votre soupe de poisson au cumin mijotant dans la marmite qui sentirait aussi bon par hasard… et, dites, ça serait pas aussi une bouteille de vin de myrte que j'vois déjà ouverte là ?… Un peu de coeur, de celui qui vous réchauffe l'estomac et vous offre le bivouac, contre un petit coup de larigot ?!

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09 déc. 2016, 11:24

Les applaudissements furent plus que mitigés après le conte de Yoïgor.
La seconde journée avait débuté sans incidents, la nuit s’était déroulée sans problèmes, les uns testant leurs matelas, les autres dormant sous leurs tentes, et d’autres encore passant leur nuit à réviser leurs cours de physiologie comparée… et les notes allaient être bonnes si l’on en jugeait par les cernes d’au moins trois des bardes élus.
C’était à l’Alweg d’ouvrir la journée. Yoïgor avait commencé assez fort avec un air de flûte qui avait inspiré l’auditoire, le tirant de sa rêverie matinale. Puis, d’une voix sûre malgré de légers tremblements de trac, et sa toux que n’importe quel médecin batranoban aurait su identifier comme étant un symptôme dû au plomb, il en avait entamé son acte.
À la fin, ce fut loin d’être le délire, surtout du côté de Ch’i Po, la Thunk qui ne se remettait pas du tout de s’être fait sortir la veille sous les huées de ses pairs et du public. Et dès que l’histoire de Yoïgor avait dévié sur les Armes, elle s’était crispée et avait regardé nerveusement autour d’elle. Car depuis le dernier trophée, la mention des Armes n’était pas la bienvenue ici et tout le monde s’attendait à un dérapage.

❍ ❍ ❍

Il y a mille lunes de cela, le Tournoi s’était déroulé tout à fait normalement et Aznar Ouarda’akeba ab Fouad’Majlis al Jinn isn Cheshra, le Batranoban, avait remporté le titre suprême de Barde des Mille Lunes. Il était assurément le meilleur et avait époustouflé ses concurrents avec une telle adresse verbale que pour la première fois depuis bien longtemps, ce fut la majorité absolue dès le premier vote. Et l’homme était aimé des peuples de Tanaephis. Mais au moment du départ, le drame fut annoncé. La concurrente piorad se mit en travers de son chemin et lui interdit de partir, le supplia de rester et de rendre son titre, lui annonçant une terrible tragédie dans les conclusions de sa sinistre prophétie. Car l’oiseau de mauvais augure était lui-même Porteur, et son Dieu était formel : en remportant le Tournoi des Mille Lunes, il avait scellé son funeste destin, pour les mille lunes à venir…
Naturellement le Batranoban ne l’écouta pas. Il n’était pas de réputation à écouter qui que ce soit, hors l’écho de son silence, ou au mieux celui de ses proches amis – qui eux-mêmes pourraient faire de parfaits sujets pour toute une génération de bardes et une édition du Tournoi ; s'il n’y avait pas là un conflit déontologique, l’une étant jury du Tournoi. De l’avis général de la foule qui s’était ruée et amassée autour d’eux, la concurrente piorad était jalouse – car elle-même avait fait forte impression ; des contes sur le Néant étaient rares et toujours très appréciés malgré l’aura qui se dégageait de ces instants privilégiés. Or ce n’était pas le cas. Mais le grand vainqueur du titre suprême n’écouta une fois de trop que sa propre humeur, et l’avenir ne lui donna pas raison.
Une Mère des Tempêtes est un évènement rare sur Tanaephis. Exceptionnel. Et y survivre encore plus. Impossible.
Du grand vainqueur on ne retrouva ni son corps, ni son Arme, il fut oublié de tous et pour tous ; sauf peut-être, par la mémoire de ses légendes…
La plèbe accusa la Piorad de lui avoir porté une terrible malédiction – car dans ces moments-là, le frisson procuré par ses contes sur le Néant ne jouait pas en sa faveur –, et petite-fille ou pas de la couronne de Varnir, elle repartit dans ses Monts de la Sagesse avec autant d’inimitié qu’elle avait eu d’acclamations jusque là.
Telle était la dure loi du Tournoi des Mille Lunes. Acclamé à l’aube. Oublié, au crépuscule.
Pour mille lunes…
On – la Guilde – décida tout de même de modifier à l’avenir le règlement pour les éditions suivantes du Trophée. Afin que de futures réjouissances ne puissent plus être gâchées par le mauvais sort du destin, ni par une Arme quelque peu trop prophétique : les Armes et les Porteurs seraient interdits de participer et en cas de décès, naturel ou non, du vainqueur le titre suprême serait remis au dernier concurrent sur vote des participants eux-mêmes.

❍ ❍ ❍

Yoïgor retourna s’asseoir, sous le regard noir de Ch’i Po. Et Samuel Bouchard se prépara car c’était son tour… mais à sa place ce fut Piotr Goethals qui descendit dans le cirque. Il entama tout de suite de sa voix forte et grave pour ne pas laisser à son adversaire le temps de réagir et de réclamer…
Question d’honneur !
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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Piotr Goethals
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09 déc. 2016, 11:26

RIEN QUE DE LA RAGE
❍ ❍ ❍

Tout était calme dans la neige blanche.
Les sentinelles n’avaient rien vu, rien entendu, rien senti. À présent, alors que des pas feutrés les entouraient et les contournaient, elles gisaient au milieu d’un fleuve de sang et leur dernier souvenir serait pour l’éternité cette obscurité et ce silence, cette sécurité…
Pour Edda, c’était la première mission si loin en territoire ennemi, si loin des Monts de la Sagesse ; son unité de traqueurs, réduite au strict minimum (soit 4) pour ne pas attirer l’attention, devait se charger de punir les derniers voleurs de minerais et d’artefacts nains… Ensuite, il ne resterait plus qu’à brûler les yourtes. Bien sûr, il n’y avait aucune pitié à avoir. Ils avaient volé Tara la Fougueuse, reine de Varnir, ils devaient être exterminés. Et si les Thunks mettaient la main sur Edda, ils ne lui feraient de toutes les façons aucun cadeau… comme d’autres avant eux ne lui en avaient pas fait lorsqu’elle était encore une jeune enfant.
Edda pénétra sous une tente. Il faisait sombre mais elle pouvait distinguer la forme de sa future victime. Elle allait accomplir sa tâche, égorger et ramener les bijoux personnels du voleur ; « Edda aurait pu être une Sekeker, si elle n’était pas Piorad ! », raillaient ses frères de bänd lorsqu’elle rejetait les réjouissances des festivités de la fête de la viande, et ils n’avaient pas tort.
Rien que de la rage.
Edda se jeta sur le jeune homme qui dormait. Il n’eut pas le temps de réagir mais il resta pourtant immobile, les yeux fermés, prostré. La lame était déjà sur le cou du jeune Thunk, prête à lui ouvrir la gorge. À cet instant elle ne ressentait plus rien. Juste le sentiment d’accomplir ce qui devait être fait.
Soudain, par un trou dans la toile, un rayon d’Oephis se posa sur le visage du voleur. Un visage si pur qu’Edda se mit à douter. Son coeur se serra étrangement. Elle savait à ce moment que l’homme ne dormait plus, qu’il était terrorisé et qu’il attendait la mort, mais elle savait également qu’il l’observait à travers ses yeux fermés de la même façon qu’elle le regardait, dans toute la beauté de sa jeunesse, dans la splendeur de ses formes contre lui. Elle n’avait qu’à regarder plus bas pour savoir qu’elle lui faisait de l’effet, un effet qu’elle connaissait bien car elle avait toujours fait cet effet à tous les hommes ; déjà à 8 ans… Mais curieusement, cette fois, cela lui plut, elle trouvait même cela attendrissant.
Un premier et dernier plaisir à l’approche de la mort.
Et Edda laissa la vie sauve à cet inconnu qui l’avait émue.

Tohoki se leva, dernier être vivant de son village. Il marcha longtemps pour rejoindre la première tribu thunk. Et ce jour-là, avec tant de détails dans le fond de sa voix, Tohoki parvint à faire accepter par le vieux chef de se séparer de ses pisteurs et guerriers pour intercepter la horde de voleurs et tueurs piorads – tels qu'il les présenta.
Les Piorads marchaient lentement, les chagars lourdement chargés de leurs biens récupérés, et c’est à la sortie du défilé de l’Albarrière que l’embuscade fut tendue. Mais même les lâches et fourbes Thunks ne pouvaient contenir et tous se cacher de l’ardeur des Piorads qui se battaient comme dans une danse de mort. Les lames semblaient surgir de tous les côtés, rattrapant les fuyards et exterminant les ennemis. Mais dans les arbres se trouvaient d’autres Thunks, plus entraînés, plus dangereux, trop pour un bänd réduit, des Flocons de sang…
Les Piorads formaient un dernier carré incomplet, au centre d’une mer de corps des deux peuples enchevêtrés et unis dans le dernier soupir. Ils se battraient jusqu’au dernier, comme le voulait la coutume. Edda scrutait les archers qui se rapprochaient peu à peu. Et soudain elle le vit. Le jeune homme au rayon de lune, celui qu’elle avait sauvé et qu’elle savait confusément, au plus profond d’elle-même, être la cause de leur fin.
Et ce fut l’éclatement du carré. Sans porteurs d’Arme, sans Yeux-de-Braise, sans plus aucun chien, et en territoire ennemi, les Piorads chargèrent plus par suicide et honneur que par conviction, pour en emmener le plus possible avec eux dans le Néant.
Et Edda se précipita sur Tohoki. Elle se jeta sur lui, comme la première fois, comme il l’avait vue, à nu, comme une maîtresse qui aurait voulu encore l’embrasser…
Et lui ne vit qu’une barbare, qu’un de ces sauvages qui avaient anéanti son village, qui avaient tué ses amis et ses frères, qui avaient brûlé ce qui était son campement et son coeur. Et quand son javelot lui fouilla le ventre, quand elle perdit l’équilibre sous la douleur et qu’elle cracha son sang sur lui, quand elle mourut dans ses bras en le regardant une dernière fois, il ne ressentit rien.
Rien que de la rage.
— Euh, chérie ? Je suis de retour de mon expédition sur Pôle. Je ramène quelques esclaves… et euh, bon, tu vois… la petite brune là-bas… oui, celle qui tient un gros bébé blond dans les bras. Oui, celle-là. Tu peux lui trouver une chambre dans la maison ?

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09 déc. 2016, 11:28

C’est Ch’i Po la première qui rompit le silence :
— Propagande démagogique ! Tenter de faire passer des barbares pour des êtres sensés ! Jamais dans toute l’histoire thunk on n'a entendu pires balivernes !…
Les autres spectateurs allaient commencer à y mettre du leur, quand Samuel Bouchard se leva et se dirigea au coeur des ruines. Comme Apapah la veille, c’était donc à lui de clôturer la journée. Samuel désirait beaucoup de choses, mais surtout pas celle-ci. Il avait été désigné par la Guilde de Pôle – car Pôle disposait de sa propre Guilde – et son refus aurait signifié la fin de ses privilèges. Bien sûr, il essayerait de son mieux de remporter le Trophée afin de le ramener à Pôle pour mille lunes. L’Empereur lui-même l’attendait.
Et pour ça, il allait tout jouer d’entrée de jeu. Son meilleur atout !
Sa voix était comme des bulles de savon qui jouaient avec la lumière…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
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Samuel Bouchard
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09 déc. 2016, 11:29

LA FORTERESSE TANAEPHIS
❍ ❍ ❍

C’est en 830 dN, l’année même de la chute d’Innacessibility, que l’historien dérigion Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande décida d’étudier la géopolitique de Tanaephis et la répartition des principales forces du continent. C’était son sujet de thèse qu’il devait présenter à l’Empereur pour obtenir le titre tant envié d’Historien Impérial.
La théorie qu’il livra à l’Empereur Dwizil 1er, d’une importance capitale, n’eut pourtant aucun retentissement à l’extérieur.
S’appuyant sur des milliers de pages de rapports, des centaines de tomes d’histoires, retrouvant des traces écrites venant de tous les peuples, et même des peuples morts depuis longtemps, corroborant des légendes et des faits avérés, il avait passé plus de la moitié de son existence à sa tâche. Son exploit premier fut de concevoir une carte du continent à peu près correcte et ce, sans le concours de la Guilde des Cartographes, qui bizarrement lui refusa son aide. Bien sûr, elle n’avait que peu de rapport avec la véritable Tanaephis, mais la carte n’est pas le territoire et une grosse patate, sans être trop éloignée du modèle original, servait parfaitement son but.
Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande s’immergea dans la bibliothèque du palais, celle de l’université et eut même à sa disposition des ouvrages datant, soi-disant, des anciens Elfes, ceux qui construisirent la Cité. Ces volumes étaient écrits dans une langue incompréhensible et seuls quelques passages pouvaient être décryptés avec un semblant de certitude, ou un Hysnaton aux traits elfiques. Cela pouvait être n’importe quoi, des annuaires, des recettes de cuisine ou des manuels d’histoire à disposition des générations futures. Il ne savait jamais à l’avance.
La tâche de délimiter les territoires de chaque ethnie fut la charge de ses étudiants qui se rendirent sur place. Avec plus ou moins de succès ils s’intégrèrent quelque temps aux populations et, progressant de villages en bourgades, ils tracèrent des limites tangibles aux influences piorads et thunks, gadhars et batranobans et aux lignes de front séparant l’Empire Dérigion de tous les barbares.
Il voyagea beaucoup lui-même, pour vérifier certains renseignements qui lui semblaient trop énormes, des faits ayant des incidences sur la réalité même telle qu’elle était vue depuis plus de huit siècles.
Et il se rendit chez les Batranobans, qui étaient plus que les simples marchands d’Épices qu’on pouvait bien croire, eux dont le territoire pouvait se transformer en un piège inextricable pour n’importe quel assaillant si puissant soit-il. L’Épice est rare et seuls les Batranobans connaissent son secret. Certains racontent que l’économie du continent est contrôlée par les commerces d’Épices et que celui qui contrôle l’Épice contrôle Tanaephis. Mais surtout, celui qui contrôle l’Épice en contrôle les tempêtes… Nombreuses sont les légendes sur les Tempêtes d’Épices, mais rien ne remplace la vision de la nature en folie quand l’une d’elles, même la plus faible, frappe. Et aucun assaillant ne pourrait résister à cette force surnaturelle qui plie les lois mêmes de la réalité.
Et il voyagea chez les Gadhars, au fin fond des jungles tropicales. Il rencontra les sorciers et fut témoin de bien des merveilles. Il vit des pistes rectilignes et pavées à travers la jungle qui menaient lui dit-on aux titanesques Cités des Géants. Il vit un vieil homme faire pleuvoir alors qu’auparavant aucun nuage n’obscurcissait le bleu du ciel. Il vit les conteurs et il écouta longtemps leurs histoires. Et il vit les grands lézards qu’il avait déjà vus à Pôle parfois, au détour d’un cirque ou d’une arène. Et il vit d’autres lézards, que même certains sages gadhars n’ont jamais vus, qu’il ne put qualifier que de dragons et qui vivent cachés si loin dans la jungle du ciel qu’il est impossible d’y pénétrer. Et seuls ces Gadhars que certains soupçonnent pourtant de ne pas avoir la même humanité que les races blanches du continent mais qui s’appellent « Hommes » entre eux savent dresser ces monstres et aucune armée ne pourrait s’emparer du territoire si les Gadhars ne le désiraient pas.
Et ses voyages le conduisirent chez les Vorozions, chez l’ennemi. Car s’il fallait désigner l’ennemi héréditaire des Dérigions, il s’agissait sûrement des puissants Vorozions, eux qui ne craignent rien, qui s’appuient sur leur version du bon droit pour faire triompher leurs idées et idéaux. Eux qui pensent qu’une phalange de soldats armés, entraînés et répondant aux sons des bottes de leurs chefs vaudra toujours mieux qu’un malade, porteur d’une Arme qui le contrôle et qui lui fait accomplir sa volonté. Eux qui n’ont aucune crainte à combattre les Dieux eux-mêmes. Et un jour viendra sûrement où les Vorozions se rendront maîtres du continent. Et ils ne laisseront en tout cas personne d’autre qu’eux réaliser cette tâche.
Il monta plus au nord, le Nord, chez les puissants Piorads montés sur leurs féroces chagars. Et là, il vit les descendants d’un peuple qui était venu de l’autre côté de la mer. Un peuple qui s’était battu longtemps pour s’approprier des territoires nus et rocailleux mais qu’ils considéraient maintenant comme leurs. Un peuple de marins qui avaient gardé une flotte puissante qui pouvait les conduire n’importe où sûrement et rapidement et qui du jour au lendemain prit la décision de tout brûler et de grimper vers le nord, le Nord. Un peuple brutal, féroce, qui vénérait la force et la valeur au combat. Les légendes aussi. Et il n’imaginait pas une seule armée capable de déloger les Piorads de leurs hauts plateaux, comme il n’imaginait pas une armée affrontant volontairement des Piorads se battant pour leurs terres, réunis autour de leurs chefs de guerre, réunis autour de leurs porteurs d’Arme-Dieux.
Et puis au nord encore, il découvrit les Thunks et leurs moeurs libérées. Les Thunks dont tout le monde se moque, les Thunks dont tout le monde rit mais qui conservent une fertilité à des terres que tout rend stériles, battues par les vents, sous des températures qui ne sont supportables qu’aux beaux jours de l’été et uniquement si l’on possède les manteaux les plus chauds. Et pourtant les Thunks sont là, ayant résisté à la poussée piorad qui venait du sud et qui aurait fait plier d’autres armées plus puissantes. Et Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande écouta des légendes qui parlaient d’un grand bateau qui venait de l’autre côté des mers. Une légende très similaire à l’arrivée des Piorads sur Tanaephis et qu’il data approximativement de la même époque. Comme si dans un même temps deux forces navales très différentes avaient accosté le continent, venant toutes les deux d’ailleurs et peut-être de l’Est. Et la légende raconte comme les Thunks accueillirent les nouveaux arrivants qui n’avaient que des intentions belliqueuses et qui brûlèrent la terre glacée de la Pointe-de-Nulle-Part. Et maintenant il ne reste plus rien du grand navire ni de ses servants. Seuls peut-être les membres de la Guilde des Navigateurs qu’il rencontra là-bas savaient quelque chose, mais ils ne répondirent pas à ses questions. Les Thunks se battent avec la nature, avec leur énergie et avec les loups. Et qui a entendu une fois les hurlements des meutes la nuit n’a pas envie de monter son campement dans les environs. Et qui peut dire qu’un peuple qui a connu des meneurs comme Moykala, le puissant homme aux ours, est une force négligeable sur l’échiquier de Tanaephis ? Et aucune armée, quelle que soit sa puissance, ne pourrait attaquer les Thunks sur leurs territoires.
Et il voyagea même dans l’Empire Dérigion, alla à la rencontre des nomades Sekekers. Et il comprit également le rôle des Sekekers. Loin de menacer l’Empire, comme on le croit, les Sekekers étaient là pour marquer les territoires de l’Ouest et du Sud, car qui voudrait mener des attaques dans des régions qui les mèneraient au-devant des tribus amazones. Et à moins de toutes les exterminer, on ne pouvait s’en débarrasser. Il vit ces femmes les plus craintes du continent qui n’avaient plus de féminin que le nom. Il vit au loin les Chrysalides et il regretta ses jeunes années tant elles étaient belles et avenantes. Mais, et il le savait également, elles étaient parmi les guerrières les plus aguerries qu’un soldat peut espérer rencontrer, ou plutôt ne pas rencontrer, au cours de sa vie. Il vit les légendaires gazelles de l’Ouest et les femmes qui couraient plus vite que les zèbres et qui en portaient la parure. Il vit des tribus accompagnées de lions et de fauves bien plus terribles encore. Et même si une armée organisée aurait pu prétendre nettoyer la région de ces furies, la dépense en temps et en énergie n’en valait pas la peine. Et si équilibre il y avait dans la région, c’était sûrement à cause des Sekekers.
Et de retour à Pôle, c’est dans l’histoire que Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande chercha une réponse.
Et au fil des années, il mit à jour un grand schéma constructeur. Les peuples de Tanaephis ne sont pas placés par hasard sur la carte du continent. Bien sûr, les conditions climatiques ont joué leur rôle dans les grandes migrations, et les peuples les plus résistants à la chaleur se trouvent naturellement dans le sud, les jungles et le désert. Mais l’histoire des colonisations et des conquêtes montre autre chose, une volonté de placer les pions suivant une certaine structure…
Car qui pourrait expliquer la migration des peuples de l’Est vers les jungles gadhars il y a de cela une éternité, alors que ces jungles étaient dépeuplées et en proie aux lézards géants ? Et qui pourrait expliquer que les Piorads qui avaient conquis tout un territoire fertile à l’Est ne montrent soudainement une velléité à conquérir des terres arides au nord du continent ?
Et devant l’Empereur, s’aidant de sa carte patatoïde, il défendit sa thèse. Alors que les grands Empereurs s’appuient sur des conquêtes vers l’extérieur pour asseoir leur pouvoir et conforter la paix intérieure, la situation de Tanaephis est exactement l’inverse. Le continent, malgré sa situation intérieure proche de l’explosion, est une véritable forteresse pour qui attaquerait par la mer…
L’extrême Nord, territoire des farouches Thunks, où était apparue dans leurs légendes la seconde flotte, supporté si le besoin s’en faisait sentir par la formidable puissance des Piorads.
L’Est, occupé entièrement par la toute jeune machine de guerre vorozion qui pourrait compter également sur les Piorads en cas de débarquement massif.
Le Sud et L’Ouest, derniers vestiges des anciens pouvoirs qui un jour gouvernèrent le continent et capables de stopper toute attaque.
D’où que puisse venir une flotte hostile, les côtes sont contrôlées par des peuples qui en assurent l’intégrité et personne, pas même la plus puissante des armées, ne pourrait installer une tête de pont de débarquement sur Tanaephis dans de telles conditions.
Et plus encore, ce sont les conflits incessants entre les ethnies qui gardent toutes les troupes armées sous tension et dans des casernements géographiques bien déterminés de façon à pouvoir répondre instantanément à une menace extérieure.
S’aidant des dates historiques connues, Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande tenta d’apporter une explication sous les regards attentifs de l’Empereur. Les Piorads avaient débarqué il y a près de 1600 ans sur les côtes de Tanaephis. Ils avaient conquis le territoire de leurs mains sans entrer en contact avec des Porteurs. Ce n’est que vingt ans plus tard que Leif Mennegisson, que les légendes piorads traitent comme le premier de leurs héros, s’empara d’une Arme-Dieu, alors que tout le monde connaît la fréquence des porteurs d’Armes durant les conflits. Dès cet instant, tous les chefs piorads devinrent Porteurs eux aussi. Et tout porte à croire que c’est à partir de ce moment que les Piorads décidèrent de migrer dans le Nord, laissant le champ libre aux tribus qui allaient fonder le Saint Empire de l’Hégémonie Vorozion.
Et pourquoi les Piorads seraient-ils partis vers le Nord plutôt que le vers le Sud ou vers l’intérieur des terres ?
Parce que c’est au Nord que dans les légendes thunks, des légendes oubliées qui jamais n’ont passé les frontières de leur pays, un gigantesque navire aurait débarqué. Et quelque part, le joueur qui pose ses pions sur le plateau de Tanaephis pense que, même si les Thunks sont vaillants, le maillon faible se trouve au Nord. Alors d’un coup, il déplace les barbares, couvre le Nord et renforce l’Est en unissant les tribus.
Si le Sud n’a pas de point faible, jungles, marécages et lézards assurant une protection naturelle renforcée par les Gadhars pouvant agir sur cette nature, l’Ouest est un autre problème…
Et alors que les Batranobans peuvent rêver d’installer leur domination sur le territoire, un pion mineur vient bousculer leurs plans : Les Sekekers. Si peu nombreuses mais dont l’existence même a déjà servi d’alibi culturel pour quelques massacres de part et d’autre. Les Sekekers qui ont réellement pris leur essor en tant que peuple quand leur leader s’empara d’une Arme-Dieu.

Plus Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande avançait dans son explication, et plus l’Empereur écoutait avec attention. Il avait déjà renvoyé les autres membres du jury au début de l’exposé, pour rester seul avec Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande et l’écouter plus attentivement.
Toujours les Armes revenaient, de plus en plus fréquemment dans le développement de la thèse. Comme si au fil de ses études et de ses découvertes l’historien en était devenu obsédé, voyant leur trace et leur action partout, comme de grandes manipulatrices.
Et la fin de l’histoire, c’est par le témoignage de l’Empereur et par les indiscrétions de certains courtisans qui tendaient l’oreille qu’elle nous a été transmise :
Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande continuait ses explications de plus en plus énervé et il commençait à hurler. Il avait des preuves irréfutables qu’il avait dissimulées mais qu’il dévoilerait si l’Empereur le lui demandait.
Il parla avec crainte des Guildes, toutes, et à mots couverts de certaines Confréries secrètes qui en fait contrôleraient le continent tout entier. Excité au plus haut point, il alla même jusqu’à se jeter sur l’Empereur, et Dwizil 1er dut se résoudre à se défendre, lui qui répugnait tant la violence, et d’un coup bien placé lui faucha la vie…

L’Empereur pleura longtemps aux funérailles de Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemand. Il pleura encore plus quand on lui annonça que de vils gredins avaient pillé la maison de l’historien et qu’ils l’avaient incendiée par maladresse…
Et il pleura encore quand il apprit que les étudiants qui avaient travaillé avec Maszilo Latekovics de Le-Lorànt-Allemande avaient tous été exécutés car ils préparaient un attentat contre lui…
Il pleura longtemps.
Mais depuis ce temps, aucun historien ne peut entreprendre ces mêmes recherches, par décret de l’Empereur lui-même.
— C’est pas que c’est très chiant les Sekekers. Mais vous pensez bien, pour les enfants c’est pas très sain toutes ces donzelles qui se baladent à poil toute la journée. Ok, avec les Gadhars y’a le bruit et l’odeur, mais quand même…

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09 déc. 2016, 11:32

Le matin du troisième jour apporta son premier accident grave. Il y aurait un concurrent de moins au Trophée, pour cause de mort violente. Samuel Bouchard n’était plus et ne serait plus jamais. Il avait été retrouvé dans sa chambre, mais pas à sa place, ni dans son assiette, mais en plusieurs tranches carbonisées encore identifiables et fumantes. Un rôti tout juste sorti de l’âtre et finement présenté par un maître artisan boucher. Les représentants de la Guilde des Voyageurs firent immédiatement le nécessaire pour retrouver le coupable, et aboutirent rapidement dans leur enquête ; ils arrêtèrent un pauvre Alweg qui passait par là et le livrèrent à la justice, et aux Exsecutor, le Commando Funéraire, qui se dépêcha de l’exécuter pour apaiser les craintes des autres bardes qui imaginaient d’un très mauvais oeil l’irruption d’un tueur psychopathe durant la compétition.
Dans l’auberge, personne n’avait évidemment rien remarqué, ni Salius Juvens le Vorozion, ni Ch’i Po la Thunk, ni Apapah la Gadhar, qui pourtant partageaient le même étage.

❍ ❍ ❍

La pause avait été courte. Ils avaient tous la triste mort de Samuel Bouchard à la bouche, et tous ils pensaient que le pauvre Alweg faisait avec un peu trop de convenance un excellent bouc émissaire. Mais après tout, ce n’était pas la première fois qu’un meurtre crapuleux se déroulait durant le Tournoi des Mille Lunes.
C’est malgré tout Ch’i Po qui se faisait entendre le plus, allant même jusqu’à accuser les Piorads de l’escorte de Piotr Goethals du forfait ; après tout, n’avait-elle pas elle-même survécu à une tentative d’assassinat sur sa personne en arrivant, tentative qui avait eu raison de toute sa propre escorte de Thunks, et de son poney… Ch’i Po aimait son poney, La’tta !
Mais cela ne pouvait arrêter le déroulement du Trophée. Ce fut Dene, la redoutable Sekeker qui monta sur un podium improvisé en la matière d’un pilier. Elle se présenta longuement, ainsi que ses soeurs qui l’attendaient à l’extérieur de la ville, puis, d’une voix rauque commença :
— Cette histoire, ce n’est pas un conteur qui me l’a racontée la première fois. Cette histoire me vient d’une Arme. C’est une histoire qui remonte à des centaines de milliers de lunes, à l’époque où le monde était encore jeune, à l’époque où des créatures mythiques foulaient le sol de Tanaephis. Et seule une Arme-Dieu pouvait en garder aussi bien le souvenir… Alors taisez-vous peuple de Tanaephis !… Dene raconte !…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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Dene
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09 déc. 2016, 11:33

UN ELFE AU PETIT DÉJEUNER
❍ ❍ ❍

Il faisait froid, à cette époque, sur les collines de Delinelle. Oui, le climat a beaucoup changé en 3000 ans ; et si les Vorozions y font maintenant paître leurs meilleures bêtes, le paysage était à l’époque plus désolé.
Slrk chantait une chanson pour son tout nouveau-né. La jeune femelle Ork avait à peine 18 années de Fey, mais avait déjà porté 3 petits. Deux étaient morts avant leur sixième mois, de cette maladie atroce qui ravageait les tribus depuis une génération.
Slrk ne savait ni lire, ni écrire, ni compter, et elle se rendait simplement compte qu’il y avait beaucoup de morts, et que des tribus qu’elle avait croisées petite, dans son existence de nomade, beaucoup n’étaient plus là.
Elle en ressentait les conséquences, bien sûr, sur sa vie quotidienne. Avant, les tribus étaient les maîtresses du territoire. Les humains se terraient dans les villes, et n’osaient sortir que sous la protection de larges bandes armées. Les paysans payaient, à chaque montée de Naenerg, un lourd tribut en viande humaine pour pouvoir cultiver leurs terres en paix. Les mâles Orks étaient beaux et joyeux, les femelles étaient resplendissantes, habillées de tissus et de bijoux gagnés sur les cadavres des humains qui ne se pliaient pas à la loi. Les Royaumes Orks, comme disait son père dans ses chansons rauques, barbares et splendides… Leur coeur était les collines et les grottes des montagnes, car les Orks avaient toujours préféré l’altitude, mais leur influence et leurs crocs s’étendaient loin à l’Ouest, le long du fleuve.
Et puis il y avait eu la maladie.
C’étaient les femelles qui avaient été touchées les premières. Elles toussaient, crachaient du sang, devenaient maigres et cassantes, puis mouraient. Les petits nés de ces femelles ne duraient pas longtemps. Puis ce furent les mâles…
Non, Slrk ne savait ni lire, ni écrire, ni compter. Sinon elle aurait pu comprendre l’étendue du désastre. Ils étaient plus de 150 000, vingt ans auparavant, plus de 150 000 à vivre autour du fleuve Roxxeeanne – qui ne s’appelait alors pas comme ça dans leur langue aux sonorités musicales. Plus de 1 500 tribus, dont certaines s’étaient sédentarisées et avaient construit de solides maisons de pierres, d’où elles contrôlaient les régions avoisinantes. Aujourd’hui, les Orks n’étaient plus que 3 000 à peine, harassés par les humains, épuisés par la maladie et la faim. 3 000. Et leur nombre diminuait chaque lune.
Dans la tribu de Slrk, ils étaient 40, et s’étaient réfugiés dans les crêtes. Ils étaient encore solides, et comptaient plus de dix mâles de guerre. Trois étaient partis à la chasse, dont la boue de Slrk, et leur retour était imminent.
Le tout-petit geignit dans ses bras, et elle lui donna la mamelle. Il y avait encore une dispute parmi les mâles, et Slrk n’aimait pas cela.
« Et je vous dis que le tout-petit était bon », c’était Lrkn, son frère, qui parlait. « Il était malade, il allait crever : alors il a pris cette humaine, et il l’a enfermée dans la cabane. Il lui donnait un peu de viande séchée tous les jours, pour qu’elle ait un peu de peau sur les os quand il s’en servait la nuit. Il s’attendait à ce qu’elle attrape le mal elle aussi, mais non : elle vivait, et ne toussait pas. Et puis elle a été grosse, et il l’a laissée vivre en se disant qu’il ferait rôtir le petit comme festin. Mais le tout-petit est né, et il était bon : il ressemblait en tous points à un des nôtres, et surtout, il n’était pas malade ! »
« C’était quand même un petit d’humaine » dit Rcch, le chef. « Quand il se reproduira, ses petits auront des traits d’humains. Ce n’est pas un de nos rejetons, et j’ai toujours dit qu’un accouplement avec un humain, c’est pire qu’avec un animal. C’est pervers, c’est… shashl ! »
Slrk frissona. « Shashl » était un terme extrêmement ancien, avec des résonnances noires de voyelles. Cela voulait dire… monstrueux, bestial, maudit, incompréhensible, tabou… Il s’appliquait aussi bien aux pratiques de certains humains qu’à la terrifiante magie des Elfes – alors qu’auraient-ils pensé s’ils avaient connu leur science des millénaires plus tard…
« Superstitions », dit Lrkn en crachant par terre. « Que nous importe qu’il ait une mère humaine ! Le sang humain est faible comme du lait, et il se dilue dans le sang Ork. L’important, c’est qu’il soit né sans la maladie. Comprends-tu Rcch ? Sans la maladie, alors que son père était malade. Naenerg m’en soit témoin, c’est notre seul moyen de survie… »
Mrrh, un autre mâle, le regarda, les sourcils froncés :
« Et que vas-tu faire, Lrkn ? Aller dans les maisons humaines, demander une femme en épousailles avec des fleurs ? »
Slrk connaissait le tempérament coléreux de son frère, aussi fut-elle étonnée que celui-ci ne réagisse pas en arrachant le coeur et les entrailles.
Mais Lrkn resta calme, sa voix seulement un peu plus croquante :
« Non, Mrrh, je veux réunir les mâles des trois crêtes et ceux des collines. Tous ensemble, nous pouvons attaquer et vaincre le village du delta, près de la mer. Il y a aura des morts, mais nous vaincrons. Là, nous tuerons les hommes, mangerons les enfants dans une fête rituelle, mais nous garderons les femmes. Nous les emmènerons chez nous et nous les prendrons pour femelles. Leurs enfants seront nos petits, et nous les élèverons comme des Orks de vrai sang. Et ils ne seront pas malades. Et ils prendront nos filles pour femelles, ou leurs propres soeurs, et leurs petits naîtront sains aussi. Et la tribu revivra, Mrrh. Nous serons comme avant, aussi nombreux que les oiseaux sans plumes dans le ciel, et les Royaumes Orks renaîtront. »
Il y eut un grand silence parmi les mâles. Srks écoutait de toutes ses oreilles, le coeur battant.
Rcch réfléchissait, la gueule levée vers la nuit, vers Naenerg, la lune protectrice des Orks. Puis il se leva, et regarda Lrkn dans les yeux :
« Non, Lrkn. Nous sommes des Orks, nous ne sommes pas des Trolls, ni des chiens. Nous ne nous accouplons pas pour des raisons de survie, mais pour des raisons d’honneur et d’amour. Te rappelles-tu de la légende de Vshlk ? Celui qui au moment de l’apparition des Armes-qui-se-disent-Dieux, réunit toutes les tribus en conseil de guerre, et leur fit prêter le serment de ne jamais poser la main sur ces Armes. Car celui qui touche une telle Arme n’est plus lui, il est un bâtard dont l’esprit est prisonnier. Et un Ork est son propre Dieu et maître, pas le prisonnier d’un être ou d’un objet. »
« Je me souviens », dit Lrkn, le regard dur. « Et Vshlk a mal parlé, ce jour-là. Si nous avions eu les Armes, nous ne serions pas dans une telle situation. »
« Les Armes n’auraient pas empêché la maladie de la lune », dit un autre mâle.
« Non, mais elles auraient empêché les massacres. »
« Tu ne comprends pas, Lrkn », reprit le chef. « Vshlk nous a montré que la voie la plus facile n’est pas toujours celle de l’honneur, de l’émotion. Nous accoupler avec des humaines est la voie de la facilité ; mais elle détruirait ce que nous sommes. »
Lrkn frémit de rage, et sa voix était rauque et grave.
« Ma voie est celle de la raison, et toi, tu es la voie de la mort, Rcch. Nous allons mourir, tu ne vois pas ? Nous allons tous crever là dans nos rochers, comme des rats. Tu vas crever, Rcch. Je t’ai entendu tousser cette nuit. Tu vas crever ! »
Mais le visage de Rcch restait impassible.
Lrkn se leva, et prit son arme :
« Tu mérites mon mépris, chef, et je pars. »
« Tu vas te trouver une bonne petite humaine à baiser, c’est ça ? » grinça un mâle.
« Oui », dit Lrkn en s’enfonçant dans le noir. « Et je ne chanterai pas des chants de mort sur les squelettes de mes petits. J’aurai un petit, un sain au sang de boue. Sans maladie. Je l’appellerai Urkhdûn comme le premier son aux origines Ork. Il sera le lendemain de notre race. Vous… vous serez morts dans votre honneur. »
Les heures passèrent. Lrkn avait disparu. Slrk laissait vagabonder son esprit à moitié endormi. Ses rêves tourbillonnèrent. Elle y vit des humains avec une peau verdâtre, des humains avec le regard de son frère, qui marchaient dans des cités. La vision était étrange, irréelle.
L’arrivée des chasseurs la réveilla. Ils chantaient, et des cris de joie résonnèrent dans les rochers alors que les femelles accouraient. Les Mâles avaient capturé un Elfe… une proie rare, presque mythique, dont la chair et le rythme dans le sang étaient succulents.
Slrk chassa ses pensées noires. Son mâle était rentré vivant, et il lui mit au bras un bracelet ouvragé, en trois anneaux, pris au cadavre de l’être blanchâtre. Elle rit de bonheur en les entendant tinter.
L’aube naissait, et le temps se réchauffait.
« Lrkn est fou », pensa-t-elle. « Nous n’allons pas mourir… la maladie va bien finir par s’arrêter… »
Elle s’étira. L’odeur du feu était agréable, son petit dormait, et il y avait de l’Elfe au petit déjeuner.
Elle toussa, une ou deux fois, et puis plus, et haussa les épaules. Le froid, sans doute…
« Les Sekekers ne sont rien. Elles sont une erreur de la nature, une maladie. Par leurs actions, elles se condamnent au Néant. Qui ferait ça de son plein gré ? En toute connaissance de cause ? Elles le font parce qu'elles ne sont plus humaines. Ce sont des bêtes, sciemment inféodées au Néant. Quand des nuisibles s'attaquent à nos épices, nous les tuons. Quand notre culture est menacée, nous devons être plus impitoyables encore. »

— Dahib Ab'al Darib (devenu : Le bouc vérolé, baveux !)

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09 déc. 2016, 11:34

Alors que tout le monde partait encore en conjecture au sujet du meurtre, et des contes aussi, Monsieur Ron se présenta à nouveau. C’était au Batranoban de prendre la parole, mais celui-ci était prostré dans son coin en train de baver. Alors l’Hysnaton, sans s’avancer sur la scène, du fond de sa cachette sous un gradin commença doucement.
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
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Monsieur Ron
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09 déc. 2016, 11:37

UNE LUEUR ARGENTÉE
❍ ❍ ❍

480 dN. Une clairière du côté de Menhile, une petite bourgade du Nord de Centre-Pôle, aujourd’hui depuis longtemps rasée.
Une clairière où il arriva à Josef d'Ahnenerbe une aventure qui devait changer le cours de son existence.
Josef d'Ahnenerbe était noble, d’une famille pauvre et déchue. À la génération précédente, sa famille avait été accusée d’une trahison mineure envers l’Empereur. Accusation véridique ou cabale de courtisans jaloux ? Josef d'Ahnenerbe n’en avait jamais rien su, et les visages froids et fermés de ses parents ne l’avaient jamais incité à en savoir plus sur cette affaire. En tout cas, privée de sa fortune, et surtout de la splendide propriété elfique des quartiers proches du palais, la famille d'Ahnenerbe dut aller résider dans les bas quartiers où elle mourut poliment de faim pendant des années.
C’est dans cette ambiance de misère hautaine que Josef d'Ahnenerbe fut élevé, et cela explique sûrement bien des choses par la suite.
À l’âge de seize ans, ses parents envoyèrent Josef d'Ahnenerbe au seul destin possible pour un fils de famille pauvre comme lui : la mort au combat. Josef d'Ahnenerbe, cependant, déçut beaucoup le noble masochisme inconscient de ses ancêtres en survivant, année après année. Il échoua un jour dans un des quatre forts du Nord qui protégeaient l’Empire Dérigion contre les Piorads. Il survécut, là encore, au manque d’hygiène, à la mort rouge – une peste inexplicable qui tua 40% de sa garnison – et, bien sûr, aux Piorads.
Un jour, sur le champ de bataille, il ramassa un Fleuret et devint par ce simple geste porteur d’Arme.
Une Arme puissante mais calme, du moins en apparence, qui ne se manifestait pas beaucoup, et semblait apprécier la vie de garnison. Elle faisait cependant naître en lui de nouveaux désirs, buts, et avenirs, et c’est pour les assouvir qu’il se dirigea un jour vers Menhile profitant de ses quelques jours de permission.
L’Arme se serait contentée de n’importe quelle prostituée, mais pour sa première expérience sexuelle – oui, Josef d'Ahnenerbe avait tout de même vingt-deux ans à ce moment-là – elle souhaitait lui offrir quelque chose de plus propre, de plus… romantique. Et Josef d'Ahnenerbe aimait le romantisme. Il fit donc la cour, d’une manière aimable qui faisait honneur à son éducation, à la fille d’un notable, au regard pudique sous ses paupières baissées :
« Baiser. Le mot est doux !

Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose; 
S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?

Ne vous en faites pas un épouvantement : 
N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,

Quitté le badinage et glissé sans alarmes

Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !

Glissez encore un peu d’insensible façon :

Des larmes au baiser il n’y a qu’un frisson ! »

Et la suite nous nous l’épargnerons, car la belle se laissa séduire, bien plus vite que Josef d'Ahnenerbe ne l’espérait, et quelques nuits plus tard, avec la jeune Roxxane de Vialle, ils se retrouvèrent à batifoler gaiement dans une clairière, à la lumière d’une Naernerg complice.
Quand soudain…
La première chose que vit Josef d'Ahnenerbe, c’est une étrange lueur argentée. Il sursauta, et Roxxane de Vialle, dans ses bras, poussa un petit cri étonné. Le chevalume était là, et les observait. Son pelage blanc irradiait une lumière irréelle, et Josef d'Ahnenerbe crut un instant qu’il rêvait.
Le chevalume s’approcha lentement. Josef d'Ahnenerbe se rendit compte que sa douce compagne hoquetait, de surprise mais surtout d’appréhension. Le chevalume baissa la tête, et, avant que notre bel amant n’ait pu décider s’il devait attaquer ou non, lécha d’un coup de langue pailletée le visage de son amante.
Puis il se retourna et disparut d’un bond dans les arbres.
Comme libéré d’un enchantement, et quel enchantement ce fut, Josef d'Ahnenerbe sauta sur ses pieds. Il n’y avait nulle trace de sabot sur la terre de la clairière. L’herbe n’avait même pas été écrasée.
« Je n’y crois pas », s’étonna-t-il. « Avez-vous vu cela, mon amour ? »
Celle-ci restait assise, le regard dans le vide.
« J’en suis une », dit Roxxane de Vialle doucement. « J’en suis une… »
Josef d'Ahnenerbe se demanda si l’apparition n’avait pas dérangé sa raison. À moins qu’ils aient fait l’amour sur un parterre de champignons toxiques.
« Une quoi, ma douce chérie ? »
« Une mère des Elfes… » souffla-t-elle doucement, le soufflant avec.
C’est ainsi que Josef d'Ahnenerbe, par la douce voix de Roxxane de Vialle, apprit le secret de Menhile, et des chevalumes :
Les Elfes avaient longuement résidé dans la région, semblait-il, et avaient expérimenté plus qu’ailleurs sur la population locale. De l’époque où ils enlevaient des humains pour les changer en vue d’autre chose, de les améliorer. Les Hysnatons d’origine elfique étaient nombreux, et apparaissaient au hasard dans les familles habituées au « phénomène ».
Menhile était cependant un cas particulier. La petite bourgade était restée pendant plusieurs siècles repliée sur elle-même. D’où des mariages consanguins, plus importants qu’ailleurs. Et d’où une forte moyenne d’idiots et d’Hysnatons elfiques (parfois les deux en même temps), et surtout, surtout, l’apparition de quelques rares bébés qui n’avaient pas seulement la peau blanche et les oreilles effilées, ou six doigts et de grands yeux de pure énergie, mais aussi le reste, tout le reste, tout, ou presque le reste, et qui étaient si inhumains que les gens du village avaient du mal à les considérer comme leurs enfants.
Tellement proches de leurs lointains ancêtres que ce n’étaient plus des Hysnatons, mais… des demi-Elfes ?… Des quasi-Elfes ?…
Naturellement, un scientifique de Pôle, s’il s’était penché sur la question, aurait pu apprendre aux villageois ignorants que les créatures étaient encore loin d’être génétiquement des Elfes purs. Que d’ailleurs, d’après les résultats des recherches retrouvés et partiellement traduits, les Elfes eux-mêmes n’avaient jamais réussi à faire combiner à 100% l’A.D.N. – même si personne sur Tanaephis n’avait compris le terme – des humains avec le leur ; sauf un ou deux sujets de laboratoire, par hasard. Mais cela ne les empêchait pas, les habitants de Menhile, d’en être plus proches qu’aucun être ne l’avait été sur Tanaephis depuis bien des siècles…
Et ce n’était pas encore le meilleur de l’histoire. Il en venait, de ces enfants, disons… un toutes les sept générations, à Menhile et exclusivement à Menhile. Ce qui ne faisait pas beaucoup. Mais à chaque fois, la future mère du bébé recevait la visite inattendue d’une de ces bêtes féériques. Un chevalume…
« Oui, il y a sûrement un lien étrange entre ces animaux et les Elfes », murmura Roxxane de Vialle, le regard rêveur. « Pour qu’ils puissent reconnaître un de leurs lointains descendants dans le ventre d’une femme enceinte d’à peine quelques mois… »
Josef d'Ahnenerbe resta la bouche ouverte une demi-minute.
« Roxxane, douce et virginale rosée du matin, mon amour… j’ai loupé une étape ?! Enceinte ?! »
La douce et virginale rosée du matin, son amour, rougit un tout petit peu sous la clarté des lunes.
« Eh bien… Mon cousin germain est venu passer quelques nuits à la maison, il y a trois mois, et… enfin bon… »
Il y a des instants où un destin bascule. Durant des mois de collaboration, Josef d'Ahnenerbe n’avait presque jamais entendu la voix de son Arme. Mais là, elle se fit entendre. Et fort.
« Josef, mon bel amant et doux amour, vous sentez-vous bien ? » osa timidement Roxxane de Vialle, se demandant si son aveu n’avait pas dérangé sa raison. À moins qu’ils aient fait l’amour sur un parterre de champignons toxiques.
Josef d'Ahnenerbe releva la tête. Il avait un regard étrange, et un court instant, elle ne le reconnut pas. Puis il sourit, et c’était de nouveau le même Josef d'Ahnenerbe.
« Ça va très bien, ma chérie, je… pensais. »
Il la prit dans ses bras, tendrement.
« Roxxane, belle amie… Veux-tu m’épouser ? »
Elle fondit en larmes, et, bien sûr, vous vous en doutez, accepta.
N’est-ce pas un beau conte ? Et attendez la suite…

À Pôle, quatre mois plus tard, le temps était frais et Roxxane d'Ahnenerbe, malgré sa nouvelle robe, était un peu déçue. La boue avait éclaboussé son ourlet, et surtout, Josef n’était jamais là. Depuis qu’il avait donné sa démission de l’armée, il était étrange. Il s’était d’abord trouvé à court d’argent… puis un soir il était revenu, soudain, avec plus d'un million de Cestes.
Cela avait à voir avec les Armes, elle en était sûre, mais, ce que son époux manigançait exactement, elle était bien incapable de le concevoir. Les Armes oui… des hommes venaient passer régulièrement la soirée, dans le salon de la petite maison de louage que Josef avait choisi dans le quartier des Roues. Et ils avaient des Armes, toutes en pierre grisâtre, comme celle de son mari. Au début elle avait essayé de jouer à la maîtresse de maison, et de leur servir des vins et des gâteaux… mais les regards qu’elle avait essuyés l’avaient dissuadée de continuer.
Pourtant elle avait été si contente de venir à Pôle. C’était sans doute son ventre rond qui gênait Josef. Une femme enceinte jusqu’aux yeux, ce n’était jamais très drôle pour un mari.
Mais dans un mois à peine, l’enfant serait né, et alors…

Le bébé hurla dans son berceau, mais Josef d'Ahnenerbe n’y prêta pas attention. La nourrice s’en occuperait, et il avait d’autres chats à fouetter. Si on pouvait appeler Roxxane un chat, bien entendu.
La jeune femme se tordait sur son lit, essayant de libérer ses poignets. Mais Josef d'Ahnenerbe savait faire les noeuds… Il regarda l’Hysnaton se déshabiller ; un bel homme, dans tous les sens du terme. Sa femme n’avait vraiment pas de raisons de se plaindre.
Il caressa le manche du fouet :
« Roxxane, douce et belle amie, j’ai besoin de ta coopération. Alors tu arrêtes de bouger, sinon je serai dans la triste obligation de continuer à abîmer ta belle peau blanche. Et écarte un peu plus les jambes pour le monsieur, merci… »

Le petit quasi-Elfe avait cinq ans, et ma foi, c’était une belle réussite. Des oreilles à la finesse des traits et la puissance de sa crinière, tout y était. Oh, il était bien traité… un investissement, ça se soignait.
Sa soeur cadette – née de Roxxane et de l’Hysnaton bien membré – était une déception, et à part les yeux, rien n’y était. Mais ce n’était pas grave : Roxxane était de nouveau enceinte, et le père, un esclave fin, blanc, aux six doigts et à la démarche étrange, qu’il avait dégoté à prix d’or au marché était assez prometteur.
Si l’enfant pouvait être une fille, et qu’elle soit vraiment génétiquement bien réussie, il la réserverait pour son frère, au moins dans les premiers temps.
Cela faisait quand même au moins douze ou treize ans à attendre…
Oh, Seeker – son Dieu – avait tout le temps. Il pouvait attendre plusieurs générations. Mais Josef d'Ahnenerbe était plus pressé, et c’est pour cela qu’il avait commencé son élevage secondaire. Il se doutait bien qu’il n’arriverait pas, du temps de sa vie, à obtenir la créature recherchée, mais en croisant intelligemment les esclaves, il arriverait quand même à des résultats intéressants qui lui rapporteraient beaucoup d’argent…
Car c’était ça, ce qu’il voulait, Josef d'Ahnenerbe. C’étaient les clauses de l’arrangement qu’il avait passé avec Seeker, en quelques secondes, là-bas, dans la clairière ; son Dieu voulait un Elfe pur, son Arme et ses copines. Et lui… il avait tellement souffert de la pauvreté quand il était petit. Alors il supervisait l’élevage, et en échange Seeker et ses petites copines de leur fichue Confrérie secrète fournissaient les fonds pour l’achat ou l’enlèvement des meilleurs Hysnatons elfiques sur le marché pour ses élevages à lui.
Les meilleures pièces seraient conservées pour le grand dessein – l’Elfe pur – mais lui revendrait les autres, et la demande était si grande…

Josef d'Ahnenerbe portait bien ses cinquante ans, et encore mieux ses riches vêtements, ses fourrures et ses colliers. Le fourreau pour Seeker était en peau d’ours nandi… pas très pratique, mais tellement snob.
Il avait un réseau d’amis et de connaissances que bien des personnalités lui enviaient. Il était admis à la cour… La richesse n’aurait en temps normal pas suffi, mais il était noble après tout, et d’une vieille famille qui avait combattu aux côtés de Leris avant même que l’Empire existe. L’argent avait juste aidé quelques courtisans clefs à s’en souvenir plus vite, et à régler le petit malentendu qui avait été cause de la défaveur de ses parents plus d’un demi-siècle auparavant.
Mais la cour, finalement, était peu de choses. Josef d'Ahnenerbe avait son royaume, bien au chaud dans sa maison.
L’immense propriété dans laquelle il avait investi vingt-cinq ans plus tôt était entourée d’un grand mur, et des bas-rouges vorozions patrouillaient dans le jardin. Oh non, personne ne rentrait… et surtout ne sortait sans sa permission. Un des bâtiments lui était réservé. Les autres servaient à l’élevage, et celui qui était le plus gardé contenait la lignée en qui reposaient tous leurs espoirs.
Les élevages secondaires avaient marché au-delà de tous ses espoirs. Josef d'Ahnenerbe avait fait copuler les Hysnatons Elfes les plus purs qu’il avait pu acheter, faisant essayer à chaque femelle tous les mâles, de manière à avoir le plus de combinaisons possible. Il en possédait de tous les âges, et les achetait à partir de 6 mois, pour pouvoir enchaîner assez vite les croisements. Il réservait les plus purs et ne les faisait copuler qu’entre eux…
C’étaient les femelles qui étaient la base de son trafic. Une fille qui avait quelques traces d’Elfe – et qui avait la bonne grâce d’être jolie – se vendait d’autant plus cher que les caractéristiques étaient marquées. Les clients : la Guilde des Courtisans, les Batranobans, les marchands d’esclaves, les harems ambulants… Cela avait suffi à le rendre riche, extrêmement riche.
Et il y avait les à-côtés : les Hysnatons mâles, d’abord, qui trouvaient aussi preneurs, même si cela prenait plus longtemps ; et plus ils étaient jeunes et d’aspect androgyne, plus cela plaisait à ces riches dépravés qui ne s’enflammaient plus, depuis longtemps, que pour les petits garçons. Les humains enfin – car il y avait de nombreux ratés, qui naissaient sans caractéristiques ou presque – pouvaient toujours être revendus à un marchand de chair à catapulte…
Et l’élevage principal me demanderez-vous ? Il avait été ralenti par le suicide de Roxxane qui s’était pendue avec les draps de son lit alors qu’elle se trouvait enceinte de son seizième bébé. L’enfant était mort, bien que Josef d'Ahnenerbe ait eu le bon réflexe d’ouvrir le ventre du cadavre dès sa découverte… il avait d’ailleurs failli pleurer en voyant la belle crinière et les petites oreilles pointues du cadavre : un vrai gâchis !
Le quasi-Elfe, lui, venait d’avoir vingt-huit ans, n’était jamais sorti de sa chambre, et servait d’étalon depuis l'âge de treize ans. Josef d'Ahnenerbe espérait beaucoup du croisement avec une de ses filles, dont le premier enfant était impressionnant et qui en attendait un second.
Les « mariages » avec les soeurs, par contre, ne s’étaient pas révélés probants. Seules la première et la troisième fille (Roxxane avait aussi eu un second fils, passé aux élevages secondaires) avaient été utilisées, la seconde s’étant révélée… humaine. Josef d'Ahnenerbe l’avait cependant élevée, car il était toujours possible que, croisée à sa maturité avec un Hysnaton, elle finisse par donner quelque chose.
Ses sentiments à son sujet étaient curieusement mitigés. Il hésitait, contre toute attente, à la lancer dans la course à la procréation. Était-ce cette ressemblance si frappante avec sa mère ? Elle n’avait pas de nom, mais dans son coeur, Josef d'Ahnenerbe se surprit à l’appeler Roxxane. Après tout il se faisait vieux. Il pourrait peut-être l’épouser, l’éduquer. Surtout pas d’enfants… rien que la vue d’une femme enceinte, dans la rue, lui donnait des nausées en lui rappelant le boulot. Non : simplement une partenaire, une assistante. Un jour, il serait trop faible, et Seeker devrait chercher un autre Porteur. Quelqu’un qui connaîtrait « le dessein », qui serait rompu aux techniques de l’élevage, pourquoi pas ? Et il pourrait prendre sa retraite…
Seeker, dans son fourreau, sembla frémir et Josef d'Ahnenerbe, qui la connaissait comme un autre lui-même, comprit qu’elle appréciait l’idée. Il se demanda vaguement, pour la centième fois, pourquoi l’Arme faisait tout ça.
« Pour avoir un Porteur Elfe ? » avait-il demandé, il y a des années.
Seeker avait ri, à sa manière. Et répondu, tout doucement :
« Non. Pour le disséquer. »
Et bien, c’étaient ses affaires. Il rentra. La nuit tombait, et Naernerg se levait. Il eut soudain le souvenir aigu d’une autre lueur argentée, qui avait bouleversé sa vie, et il ressentit – presque – un regret pour le jeune homme innocent qu’il avait été.
Mais il secoua vite cette néfaste mélancolie. On était un homme d’affaires ou on ne l’était pas.
— Je ne suis pas un animal…

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09 déc. 2016, 11:38

Salius Juvens monta sur une ruine au coeur du cirque et prononça un petit hommage teinté d’ironie destiné à Samuel Bouchard. Puis, comme seul un Vorozion peut le faire, il s’éclaircit la voix et entama doucement :
— C’était au temps où l’Empire Dérigion s’étendait entre les deux océans, des jungles du Sud aux pieds des montagnes du Nord, de la blanche ville de Durville à Nerolazarevskaya…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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09 déc. 2016, 11:39

NORA
❍ ❍ ❍

« Dépêchez-vous, Nora », dit Dame Clairelle d’une voix douce.
En quelques dizaines de secondes, Nora avait plié les vêtements, rangé la boîte en acajou dans le tiroir de la coiffeuse et posé sur le jeté de lit en peau de chevalume le costume de nuit de sa maîtresse.
Parce que quand Dame Clairelle disait « Dépêchez-vous, Nora », elle ne le répétait pas. Et si Nora était lente, d'après les critères de Dame Clairelle, elle mériterait d’être punie. Les punitions variaient, de quelques coups de fouet à la privation de nourriture pendant trois jours ; mais ce que Nora redoutait le plus, c’était quand Dame Clairelle lui enfonçait lentement ses broches dans la peau des bras.
Je vous vois sursauter, et vous vous dites que j’exagère. Pourquoi en effet une maîtresse consciente de ses intérêts et de la valeur d’une esclave s’amuserait-elle à lui enfoncer des aiguilles dans la peau, au risque de l’abîmer gravement et de lui faire perdre sa valeur marchande ?
Il n’y avait pas de raison logique à cela, et Dame Clairelle avait un peu honte de sa conduite au point de ne jamais la mentionner, même à son époux, et de faire porter à Nora des costumes à manches longues pour cacher ses cicatrices.
Cela ne se faisait pas, dans la bonne société dérigion, de torturer ses esclaves pour le plaisir. Une punition était une nécessité déplaisante, par laquelle il fallait passer pour l’éducation de ces paysans de l’Est, pas un passe-temps. Pourtant Dame Clairelle ne pouvait pas se retenir. Quand elle entendait les gémissements de douleur de Nora, quand elle voyait les larmes couler sur son visage, elle ressentait une telle chaleur dans le bas-ventre, un tel frisson de plaisir qu’elle en oubliait toutes convenances. Tellement plus de plaisir, finalement, que lorsque son mari l’honorait…
Elle laissa les mains expertes de Nora la déshabiller, puis se plongea avec délectation dans le bain chaud, parfumé aux huiles de lys, que lui avait préparé sa servante. Un moment de détente bienvenu après une journée où elle n’avait pas cessé d’être nerveuse.
C’était, comme toujours, de la faute de son mari. Malgré tous ses efforts, malgré ses constants reproches, celui-ci ne cessait d’avoir des réflexes de… commerçant. Oui, commerçant, le mot n'était pas trop dur.
On avait beau être de la haute noblesse dérigion, et avoir une épouse dont le père était un proche cousin éloigné de l’Empereur, quand, pour « faire des affaires », on s’abaissait à adresser la parole, pire, à inviter à dîner des parvenus locaux… on n’était rien de mieux qu’un boutiquier qui faisait des courbettes aux passants pour vendre des tapis.
Nora sortit, pour aller chercher du savon, et Dame Clairelle ferma les yeux.
Tout cela était de la faute de cette ville. Nerolazarevskaya. La cité avait beau être sous contrôle dérigion depuis bientôt 600 ans, elle n’en était restée pas moins… étrangère, et Dame Clairelle la haïssait. Ces bâtiments compacts et sombres, le clapotis constant de cet océan glauque et menaçant, et surtout, surtout, ses habitants. Des culs-terreux de l’Est, des sous-êtres rusés et chafouins, qui la suivaient d’un regard froid quand elle passait, avec sa mode importée directement de Pôle, dans leurs rues.
« Dans nos rues » se reprit-elle aussitôt.
Cette ville fait partie intégrante de l’Empire Dérigion.
C’est comme le nom qu’ils se donnaient entre eux, Vorozions, « peuple des Vorh », du nom d’un rebelle qu’ils admiraient et qui s’était fait exécuter par l’Empire. Mais dans les bonnes familles de l’Empire, comme dans celle de Dame Clairelle, on refusait d’employer ce mot. Toute personne qui vivait sous la protection de l’Empire Dérigion était un Dérigion ; et toute autre appellation fleurait déjà la trahison.
Pourquoi son mari ne comprenait-il pas ça ? Pourquoi ne comprenait-il pas qu’en les invitant sous son toit, en leur offrant à manger et à boire, en leur donnant du « Noble Vorozion » à tour de vomi, il jouait un jeu dangereux pour l’Empire, pour l’Empereur, pour lui-même ?
« Qu’est-ce qu’un nom ? » disait-il. « Qu’importe que je les appelle Vorozions ou Dérigions, si j’arrive à obtenir de meilleurs prix pour le commerce de céréales ! »
Mais comment ne comprenait-il pas que le nom était très important, que le nom était tout, et que parler de « Nobles Vorozions » c’était les reconnaître, leur donner une existence, les créer…
S’il y avait des nobles Vorozions, et que les nobles Dérigions étaient maîtres de leurs terres, alors, n’était-ce pas avouer qu’il y avait un peuple sous contrôle, n’était-ce pas pousser à la contestation, à la haine, à la révolte peut-être ?
À la haine…
L’eau du bain était devenue glaciale, et Dame Clairelle frissonna. Elle sortit seule de la baignoire sans attendre le retour de Nora, et s’essuya. Comme la nuit était froide. Il avait fait chaud ce matin, mais la température avait chuté dans la journée, comme ça, d’un seul coup.
À la haine…
Dame Clairelle s’essuya et enfila son costume de nuit. La haine. Ils nous haïssent. Ils me haïssent quand je passe dans la rue, j’achète leurs tissus, ils haïssent mon mari quand il plaisante avec eux et qu’il leur sert le vin de ses meilleures bouteilles, ils nous haïssent avec leurs sourires, avec leurs voix accueillantes, avec leurs « Merci, et à bientôt j’espère noble dame… »
Soudain Dame Clairelle se sentit très seule, dans son immense chambre. Seule, seule dans une ville qu’elle n’aimait pas, seule parmi un peuple qu’elle ne comprenait pas, avec un mari pour qui, depuis longtemps, elle avait perdu toute tendresse et toute estime. Son corps était de plus en plus glacé, et elle sera un châle autour de ses épaules.
« Je voudrais rentrer à la maison », se dit-elle. « Je voudrais rentrer chez moi, et ne plus les voir. »
Elle souhaitait être de nouveau une petite fille, comme quand elle avait peur la nuit, et qu’elle courait se réfugier dans la chambre de sa mère. Un sanctuaire chaud et doux, où rien ne pouvait l’atteindre.
« J’ai peur », souffla-t-elle à Taamish, en cette dixième nuit du premier mois des Séparations de l’an 659 dN, la lune qui la regardait de son oeil roux et brillant, là-haut dans le ciel. « Cette ville me fait peur. »
Et Nora qui ne revenait pas…
Nora.
Nora, son esclave. Nora qui en était une, finalement, aussi… Une Vorozion. Une sueur glacée lui mouilla soudain le dos, et ses muscles se tétanisèrent. Qu’est-ce qu’elle pensait, Nora, sous ses grands yeux gris ? Est-ce qu’elle la haïssait aussi, comme les autres ? Est-ce qu’elle pouvait faire autre chose que la haïr ?
Nora. Est-ce qu’elle n’avait pas changé légèrement d’attitude, ces derniers temps ? Une sorte de dureté interne, d’attente, de résistance. Elle ne pleurait plus quand ses broches lui transperçaient la chair. Elle se contentait de regarder ailleurs, les traits de son visage crispés par la douleur.
Au rez-de-chaussée, une porte grinça, et Dame Clairelle tendit l’oreille. Un instant, il lui sembla entendre des chuchotements, des bruits de bottes… puis plus rien. La terreur l’envahit, partit de sa nuque, coula le long de son corps et de ses membres.
« Je rêve. Il n’y a personne… »
Des pas montaient l’escalier. Des pas feutrés, légers, assourdis.
« Nora, c’est toi ? »
« Nora ?… »
— La différence entre un noble vorozion et un noble dérigion ? Si tu m'annonces que, la veille, tu as baisé ma femme, je te gifle, je tire mon sabre et je te défie en duel. Le Dérigion, il te gifle, c'est lui qui se fait mal, il boude et enfin il veut savoir pourquoi personne n'a pensé à l'inviter.

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09 déc. 2016, 11:41

Salius Juvens remonta s’asseoir. Il était visiblement content de lui, et ce qui était bien avec lui, c’est qu’il n’en avait que de faire de savoir si les autres étaient, eux, contents de lui. C’est l’avantage d’être Vorozion aurait-il pu dire. Il aurait sans doute ajouté une pique ou deux contre les Dérigions mais il respectait ses adversaires, même quand ils finissent finement présentés sur quelques mètres carrés, grillés à point, dans une chambre d’auberge.

❍ ❍ ❍

Et le moment que beaucoup attendaient dans l’assistance se présenta enfin. Il descendit, courbé et tremblant parmi les ruines, jusqu’à d’anciennes marches d’une maison dont on ne devinait plus que les colonnes. Là il déroula un tapis de mille brodures, et s’assit en tailleur. Il ne tremblait pas de froid, même si la température de Biggett était inférieure à celle des chaudes journées de Durville. Il tremblait parce qu’il avait besoin, encore, de quelques Épices avant de commencer. Muad ab Ahmett, le Batranoban, bafouilla quelques mots et remonta précipitamment les marches quatre à quatre. Son sac était là, soulagement, et il fouilla quelques instants. Il sortit la poudre verte, la plaça dans le creux de sa main et la sniffa d’une grande inspiration.
Il fit quelques pas vers l’escalier et replongea aussi sec dans son sac. Il en sortit un petit flacon ouvragé. Il le dévissa et en avala le contenu ; des cristaux de couleur verte également. Déjà, son corps se redressait, déjà ses doigts se détendaient, transmettant l’ordre à toutes les parties du corps. Il s’assit sur la dernière marche, fermant les yeux et tous, élus comme public, ils le regardaient, pleins d’incrédulité. Enfin, il ouvrit à nouveau les yeux, qui avaient changé de couleur. Le noir de jais s’était mué en vert de jade. Il sautilla jusqu’à son tapis et commença doucement.
Et Muad ab Ahmett accompagnait chaque parole de grands gestes. Les bardes commençaient à sourire. Le spectacle des Épices allait enfin commencer, leurs emprises aussi.
Et c’est d’une voix étonnamment claire qu’il conta :
— Je vous remercie de m’avoir accordé ces instants. Mes médecines mettent du temps à agir, mais elles me placent dans un état de perception avancée, nécessaire au récit que je vais vous conter. À leurs manières, ce sont des hommages aux mémoires des oubliés. Sachez seulement que mes médecines, mes Épices si vous préférez, ont été visées et acceptées par le comité organisateur. Mais, déjà, je ne vous vois plus comme des bardes, comme les peuples de Tanaephis, les spectateurs et comédiens de nos destinées, je vous vois comme ce que vous êtes vraiment… Moi, je ne suis qu’un simple barde…
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Muad ab Ahmett
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09 déc. 2016, 11:42

LA MÈRE DE TOUTES LES TEMPÊTES
❍ ❍ ❍

Il y a très longtemps, quand les Batranobans s’appelaient encore Battrahabans, qu’ils n’avaient pas encore pris ce nom qui veut dire « Ceux qui ont la maîtrise des herbes », aucun peuple ne savait préparer les Épices. C’était plus de six milliers d’années avant l’avènement de l’Empire Dérigion.
Et à cette époque seules les tempêtes transportaient certaines graines ou plantes du désert vers les zones habitées. Et ces jours-là étaient attendus par tous car les Épices, qui n’étaient en fait que des résidus, atteignaient des sommes astronomiques telles qu’elles valaient bien le risque d’affronter la tempête.
La civilisation battrahaban était très en avance sur son époque mais ce ne fut qu’aux alentours de 800 avant votre Empereur Neinnes qu’un savant local, un certain Abdul Baktar se pencha sur le phénomène des Épices. Bien sûr, pour cela il lui fallait une somme d’échantillons assez importante pour faire ses expériences, et le prix des doses d’Épices était particulièrement élevé – trop pour lui qui était un sans caste –, il dut se résoudre à s’enfoncer dans le désert de Haâs avec ses amis de bidonvilles pour obtenir sa matière première.
Là, au bord d’une oasis, il installa une véritable petite ville en miniature de bric-à-brac et installa des pièges à Épices, les mêmes pièges qu’utilisent encore aujourd’hui certains nomades et certaines familles qui se livrent au marché noir, maintenant que le commerce des Épices est sévèrement réglementé par le Conseil des Maîtres. Car si l’Épice, et c’est assez normal, est soulevée en grandes quantités par les tempêtes, elle est évidemment également portée naturellement par les vents, mais en doses – heureusement – moins importantes. Ces pièges, de grandes pièces de tissus tendues sur le chemin présumé des vents arrêtaient aussi bien les insectes que le sable et il fallait trier longtemps pour séparer le bon grain de l’ivraie. Et quand une véritable tempête se levait, une tempête importante, sans aller jusqu’à une Mère de toutes les Tempêtes, il fallait tout recommencer car les pièges s’envolaient, arrachés par la fureur des éléments du désert.
Une seule fois Abdul Baktar fut confronté à la fureur et à la puissance d’une Mère de toutes les Tempêtes.
C’était un jour comme les autres et lui et ses suivants travaillaient comme chaque jour à la même heure au tri des pièges à Épices. Soudain, ainsi qu’il le raconta bien plus tard – car oui, il survécut lui aussi –, il s’aperçut que plus un bruit ne venait troubler leur travail, chose étonnante puisque les vents et les dunes font comme une musique lancinante. Les animaux, les chevaux et les chiens baissaient la tête comme s’ils savaient ce qui allait se passer, comme si, inscrite dans leurs gènes, ils avaient la connaissance de la Mère de toutes les Tempêtes. Baktar – que je me permets d’appeler ainsi par familiarité, lui le sans caste – vit soudain le ciel s’obscurcir comme si la nuit venait de tomber. Même s’il n’avait jamais été personnellement confronté au phénomène, il connaissait les légendes et savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Et même si cela lui avait paru stupide, il avait creusé dès son arrivée un abri dans les profondeurs du sable, un terrier étayé de bois de palme et fermé par une peau de chameau non tannée. Cela ne pouvait pas être suffisant. Mais cela lui sauva la vie pourtant.
Il eut juste le temps de plonger dans la fosse avant que la vague de réalité ne le frappe. Car c’est exactement cela qu’il décrivit plus tard, quand il ressortit seul de son refuge, quand il erra seul dans le désert durant des jours, un sac rempli d’Épices à la main.
Et c’est ce qu’il raconta aux nomades qui le recueillirent alors qu’il délirait et qu’il ne survivait que grâce aux Épices pures qu’il ingérait empiriquement et qui le maintenaient en vie ; je crois.
Les sages lui avaient pourtant dit de se pelotonner dans la cachette et de se boucher yeux et oreilles. Mais il oublia ce dernier conseil et ce qu’il vit resta gravé dans sa mémoire. Ce fut aussi la dernière vision qu’il eut.
Il entendit les hurlements au-dehors, comme si la nature elle-même se faisait déchirer, ce qu’elle était en train de subir en vérité. Il ressentit d’abord les premiers étourdissements. Puis ce fut cette odeur, qui commençait à envahir son refuge, qui commençait à s’insinuer partout, qui le saoulait, qui lui donnait envie de vomir et lui donnait l’impression de se noyer en même temps. Les premières lumières le frappèrent par leur beauté. Des arcs irisés qui éclaboussaient les murs de terre tassée, des faisceaux qui traversaient la peau placée devant la porte et qui s’interrompaient en pleine course.
Mais toutes ces merveilles ne pouvaient le distraire des cris qu’il entendait dehors et il savait qu’ils n’étaient encore frappés que par la frange de la Mère, et que c’était le coeur qui en était le plus dangereux.
Les couleurs qui envahissaient peu à peu la cache lui montraient des choses qu’il n’avait jamais vues, ses os, son sang, ses muscles et ses tendons comme s’il avait été exposé sur une table d’opération d’un chirurgien illuminé. Et il vit grâce à ses couleurs les grains d’Épices qui passaient la protection de peau et qui brillaient comme des pépites en virevoltant autour de lui. Ce n’étaient pas des lucioles et pourtant elles semblaient douées d’une vie propre. Et quand un grain touchait sa peau, la couleur se transmettait et il brillait lui aussi durant un certain temps. Tout à sa tâche, il ouvrit une petite bourse qui pendait à son côté et un par un, il rangea les couleurs, les grains d’Épices à l’intérieur.
Et dehors, la Mère de toutes les Tempêtes continuait son oeuvre destructrice.
Non, pas destructrice, mais mutatrice en fait car les cris qui l’atteignaient à présent n’avaient plus rien d’humain ou d’animal, comme si à l’extérieur la nature avait perdu tous ses droits et qu’elle recombinait contre sa volonté des éléments piochés au hasard.
L’odeur plus forte encore à présent avait eu raison de lui. Il s’était mis à vomir et ses propres déjections avaient pris vie sous ses yeux horrifiés et avaient essayé de l’attaquer. Échouant, elles se mirent à grimper sur les murs où elles étendirent d’obscènes tapisseries.
Le bruit devenait assourdissant et il doutait que quoi que ce soit puisse encore survivre à l’extérieur. Et ce bruit était tel que ses tympans se mirent à saigner et que plus jamais après cela, il n’entendit ce qu’on lui disait. Mais ce qui se passait dans le trou ne cessait de l’émerveiller, même s’il en était terrorisé. Il sentit le sol se dérober et fondre sous lui. Il sentit la chaleur, comme la fournaise d’un brasero de forgeron. Il sentit le froid plus piquant qu’une nuit dans le désert quand les lunes sont cachées. Il s’enfonça dans des milliers de sables mouvants, tous différents, mais qui tous lui donnaient la même mort.
Puis les visions se précisèrent. Il se revit, jeune dans les faubourgs de sa ville natale. Il revit son frère, ses soeurs, sa mère et son père. Il revit sa maison, où il avait passé son enfance. Il revit son chien et revécut mille fois le moment où il s’était fait tuer par un cheval affolé. Il revit son aimée qui l’avait quitté pour un rival plus chanceux que lui, d’une caste lui. Et elle le hanta ce qui lui sembla être deux éternités mais qui ne devait pas être plus de quelques minutes. Et il se vit vieux également, usé, et il se vit mourir dans une ruelle.
Et il se vit mourir oublié de tous.
Et il se vit mourir en prison, dans un palace, dans un bouge infect, dans son lit, dans le lit d’un autre baignant dans son sang, pendu, exécuté, torturé à mort.
Et les larmes lui coulaient sur le visage, le brûlaient et plus il pleurait plus il avait mal.
Et d’un coup il ne pleura plus. Il n’eut plus mal. Il n’y avait plus que deux vides obscurs là où se trouvaient ses yeux à présent fondus.
Et aussi soudainement qu’elle avait débuté, la Mère de toutes les Tempêtes se calma.
Et il resta longtemps prostré, enseveli sous les dunes. À tâtons, il chercha la sortie de son trou mais celle-ci s’était éboulée.
Et il était aveugle, enterré sous des tonnes de sable.
Et il ne savait plus, tellement il était étourdi et déstabilisé, où étaient le haut et le bas, la gauche et la droite. Alors, laissant la gravité faire son travail, il se laissa aller et l’eau de son corps en coulant lui montra la voie. Il gratta longtemps avec ses ongles le sable durci jusqu’à ce qu’il sente le froid de la nuit sous ses doigts.
S’extirpant de son cercueil de terre, il se servit de ses mains meurtries pour examiner les alentours. Rien ne correspondait à son souvenir. Là où il lui semblait y avoir du sable, il n’y avait plus rien de comparable. Là où se dressait son camp, toute l’oasis, les animaux de trait et de monte, ses amis même, il n’y avait plus rien et il ne comprenait pas les choses qui lui collaient sous les doigts. Et quand il raconta ce moment à ceux qui lui sauvèrent la vie et qu’ils lui expliquèrent en retour, il sut que s’il n’avait pas été aveugle il serait devenu irrémédiablement fou, et il en remercia la providence…
Dans son délire Baktar n’en oublia pas l’essentiel. Il serrait contre lui le sac de graines de lumière qu’il avait recueillies au fond du terrier. Et quand longtemps après avoir quitté son camp, il marchait sans but et sans regard dans le sable brûlant, alors que ses forces l’abandonnaient une à une, il piocha au hasard dans les graines. Et chaque fois l’effet était différent mais il restait en vie ; je crois.
Il délira longtemps, il vomit plusieurs fois alors que son estomac était vide et sec, il ne sentit plus la chaleur ni le froid de la nuit. Une fois même il recouvra la vue et contempla les étoiles en pleurant, mais ce n’était pas les constellations dont il se souvenait. Il perdit toute notion du temps et s’écroula.
Il fut recueilli plus tard par les nomades de Sheik an Yarbouti, intrigués par les vautours qui volaient haut dans le ciel au-dessus de lui, alors que sa peau était craquelée comme les berges de la Wilkes après la sécheresse et que sa langue n’était plus qu’une boule de papier dans sa bouche.
Les hommes de Sheik an Yarbouti étaient à la recherche des graines d’Épices que la Mère de toutes les Tempêtes avait dispersées, il y avait de cela douze lunes.
Ils le soignèrent suivant les règles de l’hospitalité du désert, sans savoir qui il était, sans savoir d’où il venait ni où il allait. Il resta longtemps inconscient et toutes les nuits, il se réveillait en sursaut et en hurlant, et les femmes qui étaient chargées de le veiller lui épongeaient le front et le réconfortaient pour qu’il puisse se rendormir en paix.
Un jour, il sortit de son coma et dans un râle demanda à boire. Il entendit de grandes exclamations à la mesure de la joie des gens de la caravane qui l’avaient recueilli, car on dit chez les nomades que ceux qui arrachent leur prochain aux destins du désert seront bénis par les Djinns.
Jour après jour, sa voix devenait plus forte. Et il put raconter aux vieux ce qu’il avait vécu. Il raconta les visions et les sensations, et les vieux de la caravane lui racontèrent à leur tour le soir ce qu’ils savaient des Mères de toutes les Tempêtes.
Il apprit beaucoup au contact des nomades ; sur le désert ; sur la bonté ; sur les hommes, car bien qu’ils ne le connussent pas, ils l’avaient soigné, alors qu’il n’avait rien pour les payer ou les remercier. Il utilisait leur eau, leur nourriture, leur temps, et ne pouvait rien leur rendre en échange sinon des paroles… Il ne pouvait même pas les payer avec le sac d’Épices car les nomades en avaient ramassé bien plus dans le désert, avant que les vents ne les dispersent et ne les recouvrent à jamais de sable.
Un jour, il alla mieux et Sheik an Yarbouti lui-même l’accompagna à la ville la plus proche, là où il échangeait les Épices contre de l’or et du platine. Ils se quittèrent et plus jamais de leur vie ne se revirent.
Abdul Baktar ne se rendit plus dans le désert après cela. Ce qu’il avait vécu et ce que les vieux de Sheik an Yarbouti lui avaient raconté suffisait pour ses recherches. Il s’était fait une idée sur les Mères de toutes les Tempêtes et sur les Épices, et toute sa vie il travailla pour l’étayer malgré le lourd handicap de son état.
Mais, toute sa vie il serra le petit sac contre lui, ce petit sac qu’il n’ouvrit plus jamais, mais qui, parfois, les nuits où les trois lunes sont réunies dans le ciel, émettait une sourde lueur et lui réchauffait le coeur et les membres.
Et quand il finit par mourir, à un âge avancé et respectable, il fut mis en terre suivant les coutumes des hautes castes batranobans, avec son bien le plus cher. Et ce ne fut pas son chien, comme c’est souvent le cas chez les Batranobans, ni sa femme comme c’est parfois le cas mais plus rarement, mais simplement ce petit sac de toile.
Et certains disaient même que Abdul ab Baktar, qui voulait juste être appelé Baktar, n’avait pas besoin de guide quand il avait ce sac. Que ce qu’il y avait à l’intérieur remplaçait ses yeux quand il en avait besoin. Mais la plupart du temps, il remplaçait d’autres sens, des sens qui avaient été perdus au fil des temps…
Des sens qui lui avaient permis de comprendre le pourquoi et le comment des Mères de toutes les Tempêtes.
Il avait compris le secret et il l’emporta dans la tombe, contenu dans un petit sac en toile…
— Je vais devoir me permettre d'insister, mais mon nom est Muad ab Ahmet Abbes al Yamine al Halim al Sami abu Nadir ben Hamid ibn Kaci ibn Adel ibn Zyad ibn Nazim ibn Razi isn Queljamad. Et il me semble nécessaire, à toutes fins utiles, et elles le sont, que vous procédiez aux rectifications nécessaires de vos affiches et registres.

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09 déc. 2016, 11:45

Dene s’était préparée pour ce conte ; il lui tenait particulièrement à coeur, comme à toutes les Sekekers, et elle savait qu’il pouvait faire forte impression.
Elle avait attendu longtemps le bon moment pour ce qu’elle estimait être son histoire préférée, et alors que Muad ab Ahmett regrimpait encore en transe jusqu’à son siège, elle défit son long manteau. Elle voulait se montrer devant les hommes comme elle était. Et elle était Sekeker avant d’être barde.
Le public, barbes et assesseurs, ne pouvait détacher son regard des seins mutilés de la vieille femme. Elle aurait pu se vanter de porter plus de cicatrices que le guerrier piorad, mais ce n’était ni le lieu, ni le temps. Le Batranoban avait fait forte impression, même s’il avait employé quelques ficelles un peu faciles, et elle se devait de donner le meilleur d’elle-même. Et pour cela elle avait choisi le récit que les Sekekers se racontaient le soir, de mères en filles adoptives. L’histoire qui était devenue une légende. Leur histoire…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
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Dene
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09 déc. 2016, 11:47

ADELI
❍ ❍ ❍

Adeli était allongée sur le canapé et elle se souvenait :
L’homme qui était en train de l’entreprendre avait payé pour pouvoir utiliser son corps à sa convenance. Il lui demanderait de crier, et elle crierait. Il lui demanderait d’ouvrir ou de fermer les yeux, et elle le ferait. Il lui demanderait de se plier à ses moindres désirs, et elle serait obligée d’accepter. Il avait payé, et le client est roi.
Et pourtant, combien de fois avait-elle sursauté de douleur quand un homme l’avait fouillée, de son sexe dans la majorité des cas, mais aussi de son bras, de ses chaussures ou de tous les objets qu’il pouvait apporter avec lui. L’imagination humaine n’a pas de limites et elle préférait encore les caresses d’un chien.
Et ces jours-là, elle ne pouvait que réprimer les hurlements qui lui montaient à la gorge, car les extra de ces messieurs leur coûtaient fort cher et elle pouvait se reposer plusieurs semaines avec ce qu’elle gagnait, si elle ne dépensait pas tout en frais de médecine. Car si les Batranobans sont connus pour quelque chose en dehors des Épices, c’est bien pour leur maîtrise de la médecine.
Et le docteur Abd Ul-Latif an Sadik soignait Adeli quand elle se faisait blesser. Et si les chirurgiens batranobans sont capables de recoudre l’hymen des filles déflorées pour leur éviter la lapidation lors de leur mariage, ils sont capables de bien d’autres miracles. Abd Ul-Latif an Sadik enduisait les parois internes d’Adeli d’un onguent qui la réchauffait et qui accélérait sa cicatrisation. Un onguent à base d’Épices.

Adeli se réveilla en hurlant. Elle ne sentait plus son ventre. Elle se souvint soudainement :
L’homme qui avait payé était porteur d’Arme et l’avait fouillée de son Dieu, un Khépesh court dont il lui avait enfoncé le pommeau dans le ventre. Et ce jour-là, elle avait ressenti autre chose. Autre chose que la douleur, pire que de la douleur, comme si elle découvrait de nouveaux niveaux de conscience.
Le Dieu lui avait labouré longuement le fruit de ses entrailles, avec un certain art, et durant tout ce temps, elle avait imaginé une multitude de crochets en train de la déchirer. Et durant tout ce temps, elle avait entendu l’Arme, car elle était en contact, un contact si intime que seule une poignée de Porteurs a pu l’expérimenter. Le Dieu hurlait, hurlait tandis qu’il la coupait, qu’il la griffait, qu’il la mordait.
Et ce jour-là, Adeli avait crié et s’était évanouie.
Quand le docteur Abd Ul-Latif an Sadik l’examina, il ne put que pleurer. Elle n’était plus une femme et même lui avec toutes ses médecines, toutes ses Épices, il ne pouvait rien faire, sinon cicatriser les plaies et limiter l’infection.
Mais les voies des Dieux sont tordues et étranges.
Car durant le contact avec l’Arme, elle avait senti sa présence, et pas seulement au fond d’elle. Elle avait senti son contact au fond de son esprit et elle avait compris que c’était là que se trouvait la solution, là que se trouverait la liberté. Et elle savait que l’Arme était en pierre de Naenerg. Et elle avait appris son nom, Netjeret-Sekmet.
Et une fois sur pieds, elle chercha longtemps le Porteur qui l’avait mutilée. Elle se rendit à la Guilde des Courtisans de Sharcot, d’où elle s’était pourtant fait renvoyer par la patronne depuis qu’elle était impropre à la rentabilité, car il lui y restait des amies, d’autres filles comme elle qui voulaient s’en sortir et qui feraient n’importe quoi pour cela, qui étaient prêtes à tout, même à mourir…
Et l’homme y était connu ; il avait déjà mutilé plusieurs d’entre elles, et nombreuses étaient celles qui désiraient le rencontrer dans l’intimité une dernière fois. Il s’appelait Alban Bargerie, il était dérigion.

Le porteur d’Arme se prépara. Il s’enduisit le corps d’huiles parfumées, il se coiffa et pénétra dans la pièce où l’attendait, il le savait, la fille pour laquelle il avait payé. Il avait Netjeret-Sekmet à la main car dans les jeux de l’amour, c’était elle qui menait les débats. La pièce était sombre et il s’en étonna. Puis après tout, si la donzelle préférait l’obscurité grand bien lui fasse ; il se chargerait de lui faire grand mal…
Il s’avança doucement et sentait son Dieu qui vibrait sous sa main. L’Arme semblait contente, comme jamais elle n’avait été avant une séance de sexe avec une prostituée.
En fait, l’Arme riait déjà aux éclats car elle savait ce qui allait se passer. Si son Porteur était trop gras du cerveau pour repérer les intruses, ce n’est pas elle qui allait le prévenir. Elle allait même peut-être s’amuser un peu elle aussi.
Les torches se rallumèrent soudainement et le Porteur se retrouva entouré de plusieurs créatures de rêve.
Alban Bargerie ne comprit pas tout de suite, croyant d’abord à un bonus de la part de la Guilde des Courtisans. Mais il vit les armes qu’elles tenaient dans leurs mains. Il vit leurs yeux, dans lesquels il n’y avait pas de joie. Il les vit s’approcher, mais il n’avait pas peur ; il avait son Arme et il allait tailler dans la masse des corps devant lui. Et quand ce serait terminé, il pénétrerait chaque corps.
Alban Bargerie sentit le couteau de cuisine s’enfoncer dans sa cuisse et se dit que quelque chose n’allait pas. Que la lame aurait dû s’écarter sur la muraille invisible que l’Arme-Dieu lui accordait.
« Je te protégerai », avait-elle dit le jour où il l’avait arrachée des mains d’un guerrier moins chanceux que lui à Pôle. Et aujourd’hui, alors qu’il avait besoin d’elle, elle ne faisait rien. Il tenta de frapper autour de lui mais le court Khépesh lui échappa des mains. Et au bout de quelques secondes, il ne sentit plus grand-chose.

Alban Bargerie gisait sur le sol froid de la cave, attaché par des liens solides. Il ouvrit les yeux et ce qu’il vit ne lui dit rien qui vaille. Il allait passer un mauvais moment. Et à côté des femmes se trouvait un docteur batranoban, un de ces maudits chirurgiens. Et l’une des femmes, qui ne lui disait rien mais qui pourtant était très belle, se tenait à côté de ce docteur, tenant dans sa main Netjeret-Sekmet, sa propre Arme.
Le docteur Abd Ul-Latif an Sadik préparait ses instruments. La vengeance subtile lui plaisait. Ce qu'il lui avait été demandé d’accomplir, de faire subir, sur Alban Bargerie, il l’avait accompli des dizaines de fois pour aider à se sentir plus en harmonie, et certaines des jeunes filles qui étaient là ce soir avaient déjà subi ce traitement.
Mais la grande innovation, c’est qu’en principe, il anesthésiait ses patients…
Les hurlements d’Alban furent assourdis par les lourdes pierres de la cave et le bâillon qu’on lui avait forcé dans la bouche. Personne à l’extérieur ne se douta de ce qui se passait. Et ce n’est qu’au bout de 3 heures qu’il arrêta de hurler, ses cordes vocales ne répondant plus.
Ce détail ennuyait le docteur Abd Ul-Latif an Sadik, car s’il devait effectuer une transformation complète, il allait devoir aussi travailler sur la gorge !…
Déjà les Épices faisaient leur office, transformant ses formes, lui rajoutant de douces rondeurs, là où il n’y avait auparavant que des muscles et du gras, lui modifiant son système hormonal, faisant disparaître ses poils disgracieux – pour l’avenir – sur la poitrine, changeant même l’implantation du système pileux.
Mais l’opération qui plaisait le plus au bon docteur, il la gardait pour la fin. Et il avait raison, car sinon la douleur aurait été telle que son patient se serait sûrement évanoui. Mais avec l’accoutumance à la douleur, il serait capable de supporter l’épreuve et de garder conscience.
Le docteur Abd Ul-Latif an Sadik tailla dans les chairs les plus tendres de l’ancien Porteur. Et durant ce temps, Netjeret-Sekmet jubilait, tressautait dans la main d’Adeli. Le docteur commença par ouvrir le sexe qui avait par trop souvent réfléchi à la place de son propriétaire. Il l’éplucha comme un fruit trop mûr et en vida la matière, ne gardant que la peau, encore sensible. Il agita un instant le lambeau de chair devant les yeux exorbités – bite ! – du Dérigion qui sombrait doucement dans la folie, puis il écrasa les testicules pour en extraire la force. Et par plaisir aussi. Il creusa au couteau sous le pelvis et retourna la peau de son sexe à l’intérieur pour en faire une gaine ; un étui dans lequel d’autres hommes allaient un jour se répandre et prendre leur plaisir.
Netjeret-Sekmet était littéralement en train de hurler de rire et chacun de ses éclats était semblable au verre qui explose sous les coups du marteau du verrier.
Déjà le bourreau Abd Ul-Latif an Sadik travaillait l’esthétique avec du fil et une aiguille, sachant que le traitement d’Épices allait faire rapidement son office, transformant le corps maintenant mutilé jusqu’à ce que même un examen poussé ne puisse pas révéler la supercherie. Et, quelques heures plus tard, rien n’aurait pu distinguer Alban Bargerie, échoué depuis longtemps sur les rivages de la folie, d’une véritable femme.
Adeli savait déjà ce qui allait se passer : La Guilde des Courtisans achèterait Albane pour satisfaire des clients qui n’avaient pas les moyens de s’offrir les plus belles filles de Sharcot…

Le reste du conte est entré dans l’Histoire ; la révolte des prostituées ; les massacres et les lapidations ; les dernières résistantes sauvées par l’arrivée d’invasions dérigions dans la ville ; et la fuite en avant des survivantes, les Sekekers, dans les Plaines du Centre…
Et durant tout ce temps, Netjeret-Sekmet jubilait car elle savait qu’elle avait fait le bon choix ce jour-là. Quand, dans le fruit des entrailles d’Adeli, elle avait introduit le germe de la révolte. La révolte des femmes. Cette femme qu’elle avait choisie entre toutes pour lui laisser accomplir son destin !…
« Les Sekekers ne sont rien. Elles sont une erreur de la nature, une maladie. Par leurs actions, elles se condamnent au Néant. Qui ferait ça de son plein gré ? En toute connaissance de cause ? Elles le font parce qu'elles ne sont plus humaines. Ce sont des bêtes, sciemment inféodées au Néant. Quand des nuisibles s'attaquent à nos épices, nous les tuons. Quand notre culture est menacée, nous devons être plus impitoyables encore. »

— Dahib Ab'al Darib (devenu : Le bouc vérolé, baveux !)

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09 déc. 2016, 11:49

Court interlude. Le public bavardait :
— D’où viennent ces légendes ?
— Elles viennent du fond des temps. Elles ont parcouru le cours des fleuves de la mémoire pour nous parvenir… Elles se cachent au fond des trous pour sortir au bon moment…
— Non… pas du tout… Jamais une légende n’a été transmise autrement que par tradition orale, que ce soit par bouche-à-oreille, ou plus rarement par l’intermédiaire des Armes-Dieux…
Ch’i Po sursauta. Elle jeta des regards affolés autour d’elle. La seule mention des Armes suffisait à la rendre blême, plus blême encore que la neige qu’était son teint de poudre.
Après deux morts, les bardes étaient en permanence sous la protection des membres de la plus prestigieuse et infaillible unité spéciale de toutes les armées de Tanaephis, les Exsecutor du célèbre André-Francelin de La-lande-des-Hauts-De-Gassote, dépêchée à Biggett par l’Empereur en personne – disait-on désormais. Deux morts, car Muad ab Ahmett avait tristement fini sa carrière de barde dans sa chambre. Tous, ils étaient protégés, sauf Dene et Piotr Goethals qui préféraient rester avec leurs proches et campements, et il est vrai que des Yeux-de-Braise et des Sekekers, dont des Chrysalides, sont plus impressionnants encore que des jupettes de Dérigions, fussent-elles issues des Commandos Funéraires. Car un assassin rôdait.
Déjà la famille de l’Alweg injustement exécuté faisait le siège des postes de garde et de l’antenne de la Guilde des Voyageurs pour obtenir rétribution.
Toutes les tranches de Muad ab Ahmett n’avaient pas encore été retrouvées, sa tête par exemple (que d’humour piorad, Piotr Goethals espérait farcie d’une pomme), mais il ne semblait faire aucun doute de son identité. Sa bague, forgée par la Guilde des Voyageurs pour le Tournoi des Mille Lunes et remise aux élus, était restée dans la chair encore fumante du corps et jamais un barde ne se serait séparé de l’insigne de sa fonction – lui offrant les ripailles à volonté, boissons incluses. Par contre, toutes ses épices avaient disparu et le chef enquêteur espérait bien retrouver le paquet, et de préférence chez l’un des invités.
Bien sûr, par diplomatie, la présomption serait forte sur l’infortunité.
La milice avait donc effectué son enquête avec un zèle rare, fouillant de fond en comble l’Auberge du Polac Sourd, fouillant même les chambres des bardes, leurs affaires, eux-mêmes, de fond en comble, et les gardant sous une surveillance constante de André-Francelin de La-lande-des-Hauts-De-Gassote ; sa seule présence, et les capacités uniques de son Fleuret, garantissaient qu’aucun d’eux ne puisse être porteur d’Arme. Il aurait été forcé de se dévoiler, et cela, même si son Arme était douée d’invisibilité ou d’autres pouvoirs de camouflage. Car rien ne leur était épargné. Car les enquêteurs impériaux hésitaient à pencher pour la thèse du suicide et s'orientaient plutôt vers l’hypothèse d’un Porteur, la sauvagerie des meurtres fournissant le principal indice.
Mais rien.
Juste l’indiscrétion qui sut rester discrète d’une relation la première nuit entre Apapah et justement Muad ab Ahmett.
Puis le spectacle devait continuer et un barde devait remporter le Trophée du Tournoi des Mille Lunes à la fin des épreuves. Jamais un tel cas ne s’était présenté et les organisateurs se demandaient ce qu’ils feraient si un seul barde arrivait vivant à la fin du concours… D’après le règlement, ils seraient dans l’obligation de lui remettre le trophée, ce qui ne manquerait pas de soulever nombre de problèmes, qui pourraient peut-être conduire à l’annulation du tournoi suivant, dans mille lunes.
Déjà, la décision avait été soumise au vote après la dernière édition (maudite par le Néant), mais les votes pour la reconduction l’avaient emporté.
Les tours de paroles étaient quelque peu chamboulés, et Yoïgor descendit dans le cirque devant les bardes, de moins en moins nombreux, car aucun des postulants issus des qualifications secondaires – les remplaçants – n’avait finalement envie de servir de cible au fou dangereux qui errait dans Biggett et qui prenait plaisir à débarrasser Tanaephis de l’élite de ses conteurs, en les cuisinant avec brutalité.
Il était peu rassuré, et même son air de flûte n’inspirait pas la joie :
— Cette histoire, c’est Samuel Bouchard qui aurait dû la raconter… Mais il n’est plus, et c’est à moi qu'incombe la tâche de transmettre le savoir…
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Yoïgor
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09 déc. 2016, 11:51

PÉGASE
❍ ❍ ❍

Les premiers hommes qui mirent le pied sur les ruines de Pôle n’y restèrent pas longtemps. Pourtant, les maisons étaient en parfait état : fraîches en été, chaudes en hiver, protégeant des intempéries, et parfois même des ennemis.
Mais trop de phénomènes étranges hantaient les pierres phosphorescentes et les rues de la ville abandonnée. Il y avait ces bruits inexpliqués : des craquements, des sifflements, parfois même, pensaient les villageois apeurés, des chants ou des paroles incompréhensibles et sinistres qui s’éveillaient et qui mouraient dans le vent.
Et puis, il y avait les animaux. Des chevalumes au pelage et à la crinière blanche et lumineuse, des chevaux ailés venus tout droit de temps plus heureux… Ils arrivaient comme des chiens cherchant leurs maîtres, quand les lunes formaient une certaine configuration. Ils s’approchaient des grands bâtiments ocres et rouges en haut de la colline, ceux dans lesquels aucun villageois n’osait entrer car ils étaient, d’après les anciens, le centre et la cause des phénomènes étranges. Les portes étaient closes, et les pauvres êtres erraient autour des grands murs et des globes, hurlant à la mort. Mais ils ne repartaient pas, ils arpentaient les dalles, sans manger ni boire, et finissaient pas s’écrouler et par mourir. Les villageois terrifiés n’osaient pas y toucher et les cadavres restaient où ils étaient tombés, abandonnés de tous. C’était pitié de voir ces bêtes féériques pourrir à l’air libre, couvertes de vers et dégageant une odeur asphyxiante et cauchemardesque.
Le pire, c’étaient les pégases. Ils se cognaient. Ils se cognaient dans les vitres des globes, comme des mouches, comme des papillons. Ils essayaient d’entrer et n’y parvenaient pas. Au bout d’un moment, leurs ailes se brisaient, et ils retombaient…
Voilà ce qu’était devenu Pôle : un cimetière vide, un mausolée de Mort. Et ce n’était pas des villageois incultes et pauvres des tribus avoisinantes qui pouvaient résister à la terreur que la ville inspirait.
Aussi pendant des milliers d’années, et à part quelques nomades, quelques brigands, et quelques paysans, la ville resta inhabitée.
Je me demande ce qui rythme et souffle les galops de l’histoire. Pendant des siècles, le quotidien des peuples – morts, conflits, famines et maladies – se déroule sans interruption. Et soudain, un évènement, un homme parfois et tout change, et un empire, une civilisation est créée, qui va perdurer ou mourir, mais laisser une marque indélébile. Et ce sera l’histoire. Ou est-ce une illusion de nos sens, et chaque évènement mineur, chaque mort et chaque naissance sont-ils, finalement, d’une égale importance… Je ne sais pas.
Mais qu’importe. Un jour d’hiver et de froid morne, une troupe d’hommes armés se réunit à quelques collines de là. Leur chef, un dénommé Leris, était un homme rude et inculte. Autour de lui, une quarantaine de guerriers : un jour parfait pour faire l’histoire, mais celle-ci, comme toutes les grandes dames, se contente parfois de pas grand-chose.
Leris était le chef de la tribu des Déés. Une tribu pauvre et barbare, inculte et violente. Mais c’était cette tribu, et ses soeurs, les Vissinik, les Rivers, et les Ségions, qui avaient sauvé les plaines de l’Est et du centre de la terreur, de la mort et de l’esclavage, une terreur, une mort et un esclavage qui avaient le visage et les yeux d’azur glacé des Piorads.
Les quatre tribus avaient réussi à s’unir contre l’ennemi commun. Mieux que cela : elles avaient fédéré toutes les tribus du centre, elles avaient créé un peuple de ce qui n’était que des villages de paysans apeurés, de nomades et de quelques bandits.
Un peuple. Ou presque. Pensez-vous que des problèmes de race, de tribus, puissent perdurer pendant trois cents ans d’union et de lutte contre « l’ennemi » ? Eh bien oui, hélas. Les Piorads avaient migré vers le Nord, laissant le nouveau peuple du centre sans adversaire. Quelques mois de paix sans Piorads avaient suffi à défaire le travail de plusieurs siècles, et de nouveau, les quatre tribus étaient à deux doigts de se faire la guerre…
Leris était un visionnaire, ou un ambitieux, comme on veut. Il voyait un peuple uni, qui résisterait aux ennemis. Il voyait surtout un peuple qui « materait le pion » aux Batranobans. Oui, il les avait vues, tout inculte qu’il soit, les blanches cités de l’Ouest. Tout petit, il avait été enlevé par des guerriers, puis vendu comme esclave à Durville. Il n’avait passé que quelques mois là-bas… par un hasard miraculeux, il avait été revendu pour être le palefrenier d’un marchand qui traversait le continent d’Ouest en Est… En passant près de Pôle, la cité morte, le marchand avait été attaqué, sa suite avait été massacrée, mais parmi les attaquants il y avait quelqu'un de la tribu de Leris… Délivré, libéré, ce dernier avait gardé au fond de la rétine quelque chose de l’éclat des richesses qu’il avait vues là-bas, près de l’océan. De l’orgueil et des cruautés des Batranobans, aussi, il en avait gardé le souvenir. Et il s’était juré qu’un jour les tribus du centre atteindraient, dépasseraient, la gloire des Batranobans. Qu’un jour les cités plieraient sous son joug.
Mais pour que le peuple du centre fasse plier les Batranobans, il eût déjà fallu qu’il en existât un, de peuple du centre ! Et c’était plutôt mal parti…
Humlph, le chef de la tribu des Vissinik, avait insulté et frappé Fran, le frère du chef de la tribu des Rivers.
Et il y avait eu cette histoire de territoire de chasse, entre les Ségions et les Rivers, et cette histoire de viol non résolue, et…
« … et mille incidents qui voulaient dire la même chose », pensa Leris.
Qui voulaient dire que les tribus ne se supportaient plus, et que la belle unité allait éclater.
Il restait une chance, une seule. Une table ronde. Depuis deux siècles, les quatre chefs se réunissaient trois fois par an en bas des sept collines de Pôle, dans une ancienne propriété elfe excentrée. C’était l’époque, et avec un peu de chance, un tout petit peu de chance, cette réunion pourrait résoudre le problème. D’une manière ou d’une autre…
Leris leva les yeux vers Pôle, l’étrange ville des Elfes. Eux aussi avaient réussi à unir leur peuple. Mais la Cité était morte maintenant…
Il fit soudain un voeu :
« Si notre peuple sort uni de cette crise, je te rebâtirai. Tu seras le joyau de notre Empire. Même les villes batranobans ne pourront rivaliser avec toi… Si notre peuple sort uni… »
La nuit tomba sur Pôle.
Ce fut une nuit curieuse, électrique. Puis, soudain, le silence.
Une petite fille, toute blonde et aux grands yeux bleus, curieuse, passa sa tête par la fenêtre. Et elle vit un spectacle étrange. Il y avait un Pégase, volant au-dessus de la coupole. Mais il ne se cognait pas. Il vola au-dessus du palais et s'effaça à l'horizon vers l’Ouest.
Ce fut le dernier. Plus jamais les chevalumes et les pégases ne se fracasseraient contre les murs du palais.
« C’est comme si ça s’était calmé », dit la petite fille. « Comme si la ville attendait… »
Quelque part, dans une petite propriété elfe, Humlph, chef de la tribu des Vissinik, gisait mort contre terre. L’union était faite… dans le sang, entre les Déés, les Rivers et Ségions.
Quelques années plus tard, les premiers Dérigions, familles pauvres portant des ballots de vêtements, s’installaient dans la ville.
L’Histoire avait commencé.
— Patron, ça serait pas votre soupe de poisson au cumin mijotant dans la marmite qui sentirait aussi bon par hasard… et, dites, ça serait pas aussi une bouteille de vin de myrte que j'vois déjà ouverte là ?… Un peu de coeur, de celui qui vous réchauffe l'estomac et vous offre le bivouac, contre un petit coup de larigot ?!

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09 déc. 2016, 11:52

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.
Quand deux êtres vous manquent, ça commence à se sentir.
Quand quatre bardes manquent à l’appel, on peut se poser des questions.
Ce Trophée des Mille Lunes rentrerait sans doute dans les annales, non comme celui dont la qualité avait été la plus élevée, mais plutôt comme celui qui avait tout fait pour être le dernier du nom.
Les Épices volées de Muad ab Ahmett avaient été retrouvées par la milice chez les Sekekers. Or, si Dene n’était pas Porteur, son escorte en comportait, et tout le monde était au courant de la haine entre les Batranobans et les Sekekers. D’autant avec son dernier conte. Il y avait là un mobile, il y avait là des indices, la milice tenait la coupable. Encore fallait-il l’appréhender. Surtout que Dene niait tout en bloc, jurait son innocence – mais menaçait aussi de tout détruire sur son passage si quelqu’un s’opposait à son départ.
Les Yeux-de-Braise de Piotr Goethals n’attendaient que cela pour se défouler. Les habitants de Biggett eurent droit alors à un spectacle étonnant pour un Tournoi des Mille Lunes. Deux troupes d’élite parmi les plus redoutées de tout Tanaephis se lancèrent l’une contre l’autre, Sharaks contre Chrysalides, hommes contre femmes, Porteurs contre Porteurs, Dieux contre Dieux.
Le combat fut rude, violent et bref. Quand la poussière se déposa, asséchant les fleuves de sang, la paix – sous une forme somme toute déroutante – était revenue, la justice rendue, et le compte rapide : Dene et Piotr Goethals étaient morts tous les deux, ainsi que l’intégralité de leurs armées respectives. Sauf deux trop rares survivants, qui se regardèrent d’un air hagard. Ils furent sommés de faire leurs bagages, de démonter les restes de leurs camps, et de s’en retourner chez eux.
Le récit de cette sentence ne tarderait pas à lui-même redevenir une légende…

❍ ❍ ❍

C’est au terme de cette belle matinée que des informations venant du Nord arrivèrent à Biggett. On avait retrouvé une patrouille piorad dans les montagnes. Enfin, à vrai dire les restes d’une patrouille piorad, probablement des Yeux-de-Braise pour ce qu’il en restait ; complètement brisés, en mille morceaux de glace. Avec un peu de chance, c’était la patrouille qui avait écharpé celle de Ch’i Po, le barde thunk, lors de son arrivée. La journée était bien sous le signe de la justice, et elle était maintenant vengée. Mais, Ch’i Po n’avait plus le coeur à chipoter, et elle se contenta d’aller boire et boire et boire en leur mémoire…
Quatre bardes de moins, c’était plus qu’il n’en fallait pour décourager définitivement quiconque de participer.
Mais, comme Ch'i Po dit :
— Show must go on !…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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Ch'i Po
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09 déc. 2016, 11:53

LA CHASSE
❍ ❍ ❍


C’était il y a longtemps.
Les barbares venant de l’océan venaient d’accoster sur les côtes du continent et mettaient la région à feu et à sang.
C’était il y a longtemps.
Il faudrait encore attendre un siècle avant que les Piorads, puisque c’est d’eux dont il s’agit, ne migrent vers le Nord, vers nos territoires.

C’était il y a longtemps.
Le navire s’était échoué à l’aube, se brisant en plusieurs morceaux dans un bruit de tonnerre. Il était grand et majestueux et jamais les tribus de La Pointe n’en avaient vu de pareil. Il reste gravé dans les souvenirs qui se transmettent au coin du feu de père en fils comme le plus beau et étrange navire ayant jamais approché les côtes. De la proue à la poupe on aurait pu mettre cent villages entiers, sa coque étincelait et il semblait recouvert de feuilles d’argent. Ses mâts avaient dû se briser durant l’accident et disparaître dans les flots car il n’y avait pas trace de voilure. Il avait fait sonner sa trompe plusieurs fois avant de s’abattre définitivement sur le flanc, poussé par les courants.
Les hommes de la Tribu de l’Ours n’eurent pas le temps d’examiner plus avant le navire des glaces, ni ses étranges runes lumineuses et la fumée qui sortait de ses gueules, car déjà la mer réclamait son dû. Mais ils eurent le temps de voir que de nombreux corps jonchaient le sol à l’intérieur, des corps sans vie. Et c’est devant la Passe des Brise-Glaces qu’il s’enfonça définitivement pour son dernier voyage.
Longtemps les Thunks observèrent les flots, dans le cas où quelque chose ou quelqu’un remonterait à la surface. Mais c’était sans espoir et les eaux glaciales auraient tôt fait d’achever un blessé plongé en leur sein.

Mais tels sont les récits que parfois, bien malgré eux on les transforme en légendes par convénience.
Et dans les légendes, juste elles, on raconte que les hommes de la Tribu de l’Ours découvrirent des embarcations légères et cachées au fond des fjords.
Quelques jours plus tard, à plusieurs polacs de là…
Les hommes avaient dû marcher toute la nuit. Ils arrivèrent devant le village à l’aube, alors qu’il dormait encore. Ce sont les chiens qui les accueillirent, réveillant en une seule salve d’aboiements toute la population. Plus ils approchaient du village, plus les chiens qui avaient commencé à aboyer joyeusement se mettaient à grogner, la fourrure dressée, les crocs menaçants. On savait déjà que les chiens ne les aimaient pas, et l'on devrait toujours se fier à leur instinct.
Pourtant, l’hospitalité thunk ne serait pas prise en défaut, et après tout c’étaient peut-être les lunes qui influençaient les chiens.
On leur donna des vêtements secs, pour remplacer les lambeaux qu’ils avaient encore sur le dos. Ils étaient grands et robustes, bien plus que les Thunks qui sont d’un naturel plutôt trapu, et les tuniques et manteaux en peau tombaient bizarrement et manquaient d’éclater à chaque respiration. Ils étaient même plus robustes que les barbares du Sud que certains guerriers en transhumance avaient aperçus, au loin quand les patrouilles – des Piorads – s’égaraient dans les territoires du Nord. Ils n’avaient pas la même couleur de cheveux non plus, là où les barbares étaient disait-on tous blonds ou presque, eux étaient bruns. Même la femme était aussi grande et musclée que ses amis, avec les mêmes lignes de force qui renforçaient leurs épaules et cous de boeuf.
On leur donna à manger, le meilleur poisson que les femmes avaient fumé, la meilleure viande que les chasseurs avaient tuée pour le village.
Les étrangers se taisaient la plupart du temps, et quand ils parlaient c’était dans une langue incompréhensible. Ils étaient cinq et l’une d’eux semblait être la chef.
Quand ils s’étaient changés, les femmes avaient admiré leur musculature, si différente de celle de leurs hommes, et elles étaient nombreuses à désirer tester les inconnus sous les lourdes couvertures de peaux. Mais elles avaient également vu leurs cicatrices, leurs marques, et leurs numéros tatoués sur le bras, et elles les avaient montrés du doigt.
Et à ce moment-là, le silence s’était fait. Un silence lourd de conséquences, car ces marques étaient celles de chaînes et ces tatouages représentaient leur nom et ces cicatrices étaient des marques de fouet et des brûlures de marquage.
Mais l’hospitalité thunk était sacrée. Une fois rassasiés et reposés, on leur montra leur maison ; la maison des voyageurs, dans laquelle ils seraient chez eux. Puis on les mena au vieux chef du village.
Car si lui ne pouvait les comprendre, personne ne le pourrait.
Le vieux chef du village les reçut dans la maison du peuple, la grande maison commune qui servait aussi bien pour faire des banquets, chanter des chansons et mêler les corps les uns dans les autres. Quand ils pénétrèrent, le vieux chef fut surpris. Surpris par leur taille de force et surpris par la réaction de son Arme-Dieu. C’était ainsi qu’il comptait communiquer avec eux, en se servant de Nanuq comme intermédiaire. Pour cela, il suffirait que l’un d’eux pose la main sur le Hachoir.
Mais Nanuq, d’un naturel plutôt curieux ne dit pas un mot quand la mastodonte posa sa main sur le pommeau d’acier. Elle se renferma comme un grand coquillage et demeura désespérément muette. Ce n’était pas le cas des inconnus qui commençaient à montrer l’Arme du doigt et qui haussaient le ton.
Ils passèrent toute la journée dans la maison des voyageurs, n’apparaissant que pour faire entrer une femme qu’ils satisfaisaient chacun à leur tour. Et quand le soir vint, après le banquet conçu à leur occasion, quand ils se couchèrent, avec chacun une jeune fille, les Thunks n’avaient aucune raison de craindre quelque chose. Mais comme chaque soir, ils lâchèrent les chiens dans le village, pour éloigner les rôdeurs car les chiens reconnaissaient tous les habitants du village à l’odeur – et heureusement, car les moeurs libérées des Thunks entraînent un trafic nocturne important.
Le matin, les chiens dormaient et ce sont les guerriers qui découvrirent l’horreur : Le vieux chef était mort, la nuque brisée, sa tête faisant un angle obscène avec le reste du corps. Les poignards de chasse avaient disparu ainsi que des bourses de pierres précieuses.
Mais les chiens n’avaient pourtant pas bronché.
Il y avait du sang sur le sol et dans la maison des voyageurs ; ils y retrouvèrent les corps dépecés des jeunes filles.
Les chiens n’avaient pas grogné car ils avaient reconnu l’odeur des filles du village.
Et ce n’est qu’à ce moment qu’ils se rendirent compte que l’Arme-Dieu du vieux chef avait également disparu…
Ils leur avaient offert l’hospitalité et les inconnus l’avaient bafouée !…
Alors ils lâchèrent les chiens. Ils avaient conservé leurs vêtements et les chiens accrocheraient la piste rapidement. Et les chiens étaient bien dressés, ils n’attaqueraient pas sans les hommes.
Alors les meilleurs fils du village empoignèrent leurs arcs, et allèrent chercher leurs loups dans les cavernes… Les fils des loups.
Les chiens aboyaient dans les gorges, ils étaient proches mais les échos rendaient impossible leur localisation exacte. Les fugitifs emportaient Nanuq avec eux, mais aucun d’eux ne la portait. Et le Hachoir rageait car il aurait pu tenter de prendre le contrôle et aurait abattu les propres compagnons de son Porteur. Mais Nanuq savait que ce serait bientôt la fin. Il entendait les hurlements des fils des loups qui couvraient les aboiements des chiens.
La première flèche transperça la cuisse du premier fugitif de part en part, et des acclamations saluèrent ce coup de maître.
Les étrangers se dispersèrent laissant leur compagnon affronter seul et armé d’un simple poignard la meute de chiens. Des chiens qui chassaient l’ours blanc, des chiens qui avaient fait front face au redoutable lézard des glaces. Et comme s'ils cherchaient à se venger du stratagème qui les avait trompés, les chiens jouèrent longtemps avec l’étranger. Il était fort et résistant, il mit longtemps à s’écrouler dans la neige écarlate.
Les autres n’avaient pas entendu les cris d’horreur de leur compagnon. Ils couraient droit devant eux. Mais en fait, ils couraient là où les Thunks voulaient qu’ils aillent. Ils s’engagèrent dans le défilé en courant. Ils étaient entrés à quatre, ils sortirent à trois. Ils ne virent pas mourir leur compagnon, percé de toutes parts. Ils ne virent pas non plus les yeux jaunes qui les observaient dans l’obscurité. Mais ils entendirent les hurlements, et il n’y avait pas que les loups qui hurlaient.
Ils n’étaient plus que deux.
Alors la chef empoigna l’Arme-Dieu, et Nanuq frémit en lisant les pensées de sa Porteur ; car Nanuq n’avait jamais rencontré une telle volonté, et dans le chaos de ses pensées, derrière le Néant, l’étrangère semblait savoir ce qu’il était. Pas une arme, pas un Dieu, mais ce que Nanuq était vraiment…
La flèche la frappa dans l’épaule, juste à la naissance de ses trapèzes si forts, et le choc fut suffisant pour que Nanuq se sente libéré. Déjà il la sentait mourir, car les Thunks ne jouaient plus et utilisaient le poison sur leurs flèches, mais dans un sursaut qui ne durerait peut-être pas, Nanuq prit le contrôle. L’étrangère sentit son bras se détendre et l’Arme se ficher dans le crâne de son compagnon, de son frère. Elle entendit l’Arme crier sa joie, elle le sentit au plus profond d’elle.
Puis elle ne sentit plus rien, percée de toutes parts.
Les Thunks laissèrent les dépouilles aux charognards des neiges. La chasse avait été bonne, mais la viande ne manquait pas au village.

On ne raconte pas si d’autres tribus et d’autres clans reçurent la visite de tels inconnus, et s'ils avaient la même notion de l’hospitalité.
Mais, peu de temps après, d’autres gens voyagèrent dans le Nord. Et ils s’approprièrent la Pointe de Nulle-Part. Et parmi eux, il y avait des hommes et femmes bruns, grands, et robustes, qui portaient tous les mêmes petits tatouages sur le bras ; des chiffres. Et on ne sait toujours pas ce qu’ils attendent sur cette pointe désertée et battue par les vents, pointée vers la mer sans fin. Mais, le temps joue en leur faveur.
C’était il y a longtemps…
« Le vent d’hiver
Les rochers déchirent
Le bruit de l’eau. »


— Yosa Buson

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09 déc. 2016, 11:55

L’accueil avait été plus que positif pour Ch’i Po, les vétérans dans le public, les miliciens et la Guilde des Mercenaires – venue en renfort depuis la terrible bataille – applaudissant à tout rompre la bravoure des Thunks et leur juste vengeance.
Monsieur Ron allait bientôt se livrer à une nouvelle narration. Les Mercenaires, tant qu’ils étaient là, autant qu’ils servent à quelque chose, tiraient les bâches et allumaient les chandeliers.
Ch’i Po en profita pour s’éclipser afin de soulager une envie pressante. On a beau raconter de belles histoires, on n’en est pas moins homme – ou dans le cas de Ch’i Po, femme – et il est difficile d’oublier les considérations matérielles. Surtout avec les siffans bues à la mémoire de ceux du Nord.
Elle était à peine sortie que Yoïgor la suivit. Il ne s’était encore jamais séparé de son pipeau lors du Trophée et ce n’est pas aujourd’hui qu’il l’oublierait sur son banc.

La Thunk, après avoir assouvi ses envies, était en train de se laver les mains à la fontaine.
L’Alweg s’approcha d’elle doucement, jusqu’à la faire sursauter :
— Belle histoire que vous nous avez racontée cette fois, dame Ch’i Po. Mais que d’imagination ! Où allez-vous chercher tout cela, on se le demande…
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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09 déc. 2016, 11:56

IL Y A CES FEMMES…
❍ ❍ ❍

Il y a ces femmes, Hysnatons, avec de grands yeux et des oreilles pointues. Peau de nacre, lèvres de corail et regard de chat, comme le susurre la vieille maquerelle au guerrier égrillard dans une rue embourbée de Pôle. Lèvres de corail, regard de chat. Ce n’est pas la seule manière d'être une Hysnaton. Il y a les autres gènes, ceux que tous oublient, ceux qui vous donnent la peau verdâtre, les dents proéminentes, les os lourds…
Et que deviennent-elles, celles-là, pensais-je sous les étoiles en regardant mon reflet dans une flaque d’eau, par terre. Que deviennent-elles ? Je ne suis pas la seule, comment le pourrais-je ? Elles naissent comme moi, mes soeurs, les autres, les difformes, les monstrueuses, et elles sortent du ventre de leur mère devant le regard épouvanté de la sage-femme et des voisines…
J’en ai vu, des hommes, ainsi malformés. Ils rient fort dans les tavernes, ils boivent, ils sont porteurs d’Armes, mercenaires, pillards et parfois protecteurs, ils se vengent par la violence et le tapage du regard que les autres portent sur eux. Mais les femmes ?
Que deviennent-elles ? Question stupide, et j’en savais déjà la réponse en effleurant du bout de mon pied le visage difforme qui me regardait dans l’eau. Elles tombent. Quelques secondes, quelques minutes, quelques heures après leur naissance, pauvres petites bestioles, elles tombent sur le carrelage à côté du lit, elles tombent du berceau, et si leur tête souple de bébé résiste au choc, c’est un oreiller de plumes qui leur tombe dessus, bizarrement. Et l’oreiller est tenu, maintenu par une main maternelle, et le bébé devient tout bleu et meurt, et les voisines viennent le lendemain pour les condoléances, une mort naturelle, un bébé qui s’étouffe dans son sommeil, c’est bien triste mais ça arrive, et puis avec son physique, la pauvre petite, c’est peut-être mieux comme ça finalement…
Avec son physique, personne ne l’aurait épousée. Elle aurait été à la charge de la famille. Allez, ma bonne dame, essuyez vos larmes…
C’est ça, le racisme. Ce n’est pas seulement le tavernier qui n’a plus de chambre, ce n’est pas seulement la siffan dans laquelle on a craché et la place dans cette boutique qui vous passe à côté, vous comprendrez, les clientes seraient gênées… C’est la mort, la mort quotidienne de toutes ces petites filles auxquelles on ne laissera pas l’ombre d’une chance, la mort du blessé, homme ou femme, qu’on laisse saigner sur le bas-côté, parce que le médecin a frémi d’horreur en voyant son visage et préfère aller soigner d’abord les « vrais humains », la mort encore quand le ou la difforme rencontre une des patrouilles de cette confrérie qui veut débarrasser Tanaephis de tous les Hysnatons, et qui tue, hommes, femmes, enfants, pour une peau un peu écailleuse ou des oreilles trop pointues… Qui me tuera peut-être un jour, moi…
Et cette mort-là les touche aussi, les belles créatures aux oreilles de fée et aux yeux de chat. Et pour cela je ne peux leur en vouloir de leur beauté, et finalement cette beauté ne les étouffe-t-elle pas, ne les transforme-t-elle pas en objets de collection et de désir, vendues, convoitées, jamais libres de leur vie et jamais sûres de ce qui a fait battre le coeur de l’homme qui repose, épuisé, vidé, sur leur couche après l’amour… Elles, avec leur corps et leur coeur, ou ces signes extérieurs et interchangeables d’un passé à jamais disparu ?
Alors, je pourrais en vouloir aux autres. À tous les humains qui nous rejettent, à tous ceux-là qui rient et qui déchirent d’un seul regard, à tous ceux-là qui tuent… Il y en a, mes amis, mes frères, qui sont tombés dans cet abîme de haine, et qui se sont engagés dans je ne sais quelle lutte vaine aux côtés des Miroirs du Passé… Je ne devrais même pas prononcer ce nom.
Mais je n’ai plus assez de forces en moi pour haïr. Peut-être même plus pour aimer et d’ailleurs, qui m’aimerait ?
Je suis juste lasse, et la pluie tombe sur la flaque et sur mon visage comme une cascade de larmes inutiles…
— Je ne suis pas un animal…

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09 déc. 2016, 11:59

C’était durant le neuvième mois de l’année, un mois du Repos.
C’était durant le neuvième mois de l’année, dans la ville de Biggett.

Tous les bardes et autres raconteurs d’histoires que comptait Tanaephis avaient convergé vers Biggett pour voir le meilleur de leur art remporter le titre de Barde des Mille Lunes, le barde le plus respecté du continent.
Durant mille lunes, ce barde deviendrait plus prestigieux encore qu’un porteur d’Arme.
Tous ils étaient venus écouter des histoires, des Contes et des Légendes.
Pour l’instant, ils n’étaient pas déçus, ils en auraient des choses à raconter…

❍ ❍ ❍

Yoïgor s’approcha du cirque. Il serrait sa chemise de chanvre pleine de poussière et de taches contre lui. Apapah allait monter, et il la retint par le bras.
— S’il te plaît ma soeur, laisse-moi. De toute façon le concours est fini et c’est tout aussi bien ainsi. Laisse-moi monter…
Le barde Apapah regarda ce drôle de petit bonhomme. Il semblait la supplier. Elle monterait plus tard, elle avait tout le temps et puis, qu’avait-il voulu dire ? Le concours était terminé ?
— Merci à tous. L’histoire que je vais vous raconter est une histoire de pure fiction, comme il n’y en a pas eu dans ce tournoi, personne sur le continent entier ne pourrait y croire…
Apapah remarqua les gouttes de sang qui avaient éclaboussé ses pieds. Elle vit tout de suite la flaque, par terre, là, quand Yoïgor l’avait retenue, et les traces qui descendaient vers la scène de tous les contes. Elle se leva comme la rumeur et se précipita vers l’escalier…
— Non, rassieds-toi, ma soeur. Ce n’est pas la peine, la retint une fois encore Yoïgor. C’est déjà fini. Pour moi, pour tous. Écoute-moi plutôt. Écoutez-moi tous. Oui, tous ! Toi, Apapah, toi Salius, toi Ron qui mérite tant de gagner, mais aussi ceux qui ne peuvent plus m’écouter, qui ne sont plus, écoutez-moi tous où que vous soyez, du Néant ou d’ailleurs, Dene, Piotr, Muad, Samuel et toi aussi Ch’i Po ! Écoute-moi !
« C’est une histoire qui commence il y a très longtemps lors d’un concours similaire à celui-ci. Un porteur d’Arme avait remporté le trophée, le prix. Puis est mort. Lui ne nous intéresse pas dans cette histoire. Par contre un autre Porteur de son entourage s’était vu entiché d’un admirateur ; un Dieu ! Oui, car si les Dieux peuvent avoir des sentiments de rage, de colère, de désespoir, de vengeance, ou d’orgueil, comme nous ne le savons tous que trop bien, ils peuvent aussi incarner l’amour. Et ce Dieu, aimait ! Mais je vous arrête tout de suite, cette histoire n’est pas une histoire d’amour rejeté, ou de jalousie, oh non !… Car cet amour était pur, innocent. À sens unique, sans que jamais l’intérêt de son coeur ne soit au courant de son amour. Le véritable amour. Celui qui dit juste : « Je t’aime !… tu ne le sais pas, mais je veux pouvoir te contempler et t’aimer, là, devant toi, sans que rien ne gâche cet amour… » C’est une histoire de secrets.
Yoïgor serrait toujours son ventre. Il fit un geste vers les coulisses et un mercenaire lui apporta un siège. Le mercenaire comprit. Il le salua. Yoïgor s’assit en grimaçant.
— Oui, et que pourrait faire cette Arme, cette Déesse, après que son ancien amant l’ait quittée, lui qu’elle n’avait jamais réussi à aimer ?!… Pourtant elle avait essayé celui-là, le dernier, qui s’était avéré être un lâche, un poison l’ayant marqué jusque dans son corps, jusqu’à ce que le triste hasard l’en débarrasse. Mais tous les autres aussi, beaucoup d’autres avaient été ses compagnons au fil des mois et du temps qui suivirent, et tous elle avait voulu les aimer, les protéger, car c’était dans sa nature profonde… mais rien n'y fit. Elle avait essayé d’oublier son grand amour aussi, en changeant de nom comme on lui avait conseillé, mais rien n'y fit non plus, rien n’avait été suffisant… et pourquoi cela aurait-il dû être suffisant ? Pourquoi devrait-elle cesser de l’aimer ? L’amour ne fait jamais de mal. Ce sont les autres émotions, qui viennent tout gâcher. L’amour est comme une caresse du vent, il vous effleure, vous enveloppe, vous transit et déjà file… Alors cette Arme, cette Déesse, choisit sa dernière compagne, une personne à la mesure de ses sentiments, même si elle ne payait pas de mine… Non, ne me regardez pas, du moins pas encore, j’ai dit que c’était une fiction… puis l’on ne parle pas de moi pour le moment.
« Oui, et que pourrait faire cette Arme, cette Déesse, au Tournoi suivant sinon vouloir y participer ? Peut-être pour le remporter, avant tout juste dans l’espoir de croiser son grand amour.
« Et voilà cette Arme, cette Déesse, qui se promène jusqu’à cette ville pourrie où se déroule le concours. Mais tout et rien avait changé, elle se rendit compte que si elle était bonne pour aimer, déclamer et exercer l’art du conte était une autre affaire. Même les vieilles recettes, les vieilles légendes, ne fonctionneraient pas. Mais, peu importe le gros lot. Peu importe car la victoire n’était pas vraiment son vrai but. Quel était-il son but ? Finalement, elle n’y avait pas vraiment réfléchi…
« Un autre par contre, lui, y avait réfléchi. Un autre Dieu. Un autre incarné. Un autre était présent dans ce tournoi – pourtant formellement interdit aux porteurs d’Arme. Qui ne verrait, lui, aucun inconvénient, lui, à remporter le concours. Et son plan était simple : il suffisait d’assurer un minimum et de tuer tous les candidats gênants ; ainsi, il resterait le dernier candidat et le règlement jouant en sa faveur, il gagnerait le gros lot. Ça c’est réfléchi comme plan. Après tout, cette année c’était à son tour de venir au Tournoi des Mille Lunes, alors au passage il pouvait bien le gagner… Mais pour cela, il lui fallait un Porteur discipliné. Et il choisit un barde plein de… non pas de talent, je n’en ai pas, mais plein d’aigreur de ne pas être né dans les quartiers de Pôle et d’avoir plutôt passé sa vie à errer. Un idiot. Non, je vous dis, ne me regardez pas… pas encore, je n’ai pas fini. Mais les Dieux sont complexes. Si l’une est l’innocence pastorale, née et unie sous la garde astrologique de la Lune éprise, l’amour, l’autre il est aussi fourbe que la Lune tricheuse. Et pour tout arranger, il n’est pas sous une forme d’Arme… Non, ne me demandez pas pourquoi, ni comment, je n’en sais pas plus que vous, ce n’est qu’une histoire après tout. Mais le Porteur, l’idiot, posa tout de même la question à son Dieu. Il ne lui posa pas deux fois, il en perdit un doigt, comme moi… Alors il ne peut que conjecturer… Pas une métamorphose, pas un pouvoir, il l’aurait compris en dix ans, alors peut-être que des Dieux s’incarnent dans autre chose que des Armes… s’ils sont moins agressifs ?… Dans ce cas, lui aurait été l’exception, car d’agressif on n'en fait pas de mieux. Cette Arme qui n’en est pas une, ce Dieu, est loin d’être pacifique.
« Rassurez-vous, dans ce conte, vous finirez par tout savoir. Comme moi, j’ai fini par savoir. Un jour, il n'y a pas très longtemps, le Porteur, l’idiot, j’ai compris, et lui, le Dieu, dans sa grande magnanimité l’a confirmé : « Certaines notes ne devraient jamais être jouées. Certains secrets doivent rester des secrets… » On raconte trop d’histoires lors de ce Tournoi des Mille Lunes. Trop de légendes qui ennuient les Armes-Dieux. Trop de récits qui ont quelque part un fond de vérité. Et qui pourraient réveiller certains soupçons. Des Dieux… vaste plaisanterie. Et, lui, ce Dieu, l’Arme qui n’en a pas la forme, il est là pour surveiller et agir si certains dépassent les bornes. Des bornes qu’ils ont eux-mêmes fixées. Qui, ils ? Ceci est une autre histoire…
« Mais le problème, c’est que ni l’une ni l’autre ne sont au courant pour l’autre. Et quand le premier candidat finit sa nuit en rôti de boeuf braisé à ma façon, après avoir raconté des bêtises auxquelles personne ne croit, c’est la grande interrogation pour l’une.
La terre et la pierre refusaient de boire la tache qui continuait de se répandre sous Yoïgor, et il lui était de plus en plus difficile de parler…
— Et les candidats continuent. Et ils racontent toujours autant de bêtises. Surtout un barde, qui visiblement s’y connaît bien. Et qui semble pouvoir distinguer la Fusionnée dans le public sous l’emprise de drogues. Le problème, c’est que l’Arme qui n’en a pas la forme prend les remarques pour lui. Il se sent repéré. Et puis il y en a d’autres qui pourraient être dangereux car ils ne sont pas venus seuls. Alors avant que les risques ne deviennent trop importants, hop, un de plus de moins. Et dans la foulée, pour faire bonne mesure, deux autres suivent en s’entretuant. Faut augmenter la cadence, même si eux n’avaient rien dit de trop grave.
« La Fusionnée voit tout le monde tomber autour d’elle. Encore, comme avant, quand elle n’était pas fusionnée, quand elle n’avait pas encore ce nouveau nom, quand… Et pourquoi ? Comment ? Une Arme ? Un arthropode de la classe des arachnides – un scorpion ? Serait-ce elle qui… aurait attiré le mauvais oeil sur le Tournoi ?… Faut dire que la Fusionnée, elle a ses propres démons, des années de séquelles. Vous savez son ancien Porteur, le lâche, le poison ! Oui, c’est possible. Les Armes peuvent avoir leur faiblesse, leur malédiction. Et elle, justement, parfois elle croit être responsable du malheur qui arrive aux autres. La faute d’un humain qui lui a fait perdre toute confiance en elle, avant. Sauf que là, elle n’y est pour rien. Vraiment rien. Elle le sait. Alors, elle se reprend, elle se focalise sur son modèle, son idole, et puis… ça lui fait ni chaud ni froid.
« Si pour la Fusionnée ça fonctionne le zen par la méthode Kaizen – du nom d’un sage guerrier thunk –, tout le monde n’a pas sa maîtrise de soi et son idéal ; dans le fond c’était elle, la Fusionnée, le vrai Dieu pacifique dans mon histoire.
« Puis tout le petit monde, Porteurs comme bardes, vient à être contrôlé, suivi, et pas par n’importe qui. Par le genre de mec que l’on ne peut pas tromper… enfin sauf si l’on est pas une Arme. Ou plus une Arme. C’est là l’entourloupe. Ce qui pourrait marcher sur une Arme ne marche plus sur elle. Un Porteur, aussi puissant qu’il soit, reste un humain. Et que c’est facile de tromper un humain ! Hop, on pense un peu fort et ce qui n'est dans le fond rien d’autre qu’un super garde d’élite ne se souviendra que de ce dont on lui dira de se souvenir. Même si, mauvais timing, en faisant ça notre Fusionnée aura aidé celui qui, lui, aurait pu être vraiment inquiété…
La quinte de toux arracha à Yoïgor au moins un demi-litre de sang qui se répandit, chaud et poisseux sur les vieilles ruines.
— Et maintenant des nouvelles du grand Nord qui nous parlent d’une patrouille piorad décimée. Et personne ne bronche, personne ne comprend. Faut dire qu’il y a d’autres ego à abreuver. Faut gérer l’afflux de souvenirs, et la boisson a toujours bien aidé. Même si la boisson ça a un autre effet secondaire, et peut-être un petit goût en plus aussi : celui de raviver la confiance en soi, les souvenirs oubliés encore plus, et souvent les mauvaises idées… Et là arrive ce que personne n’attendait. Changement d’envie pour notre Fusionnée. Elle sait qu’elle peut être bonne, qu’elle peut impressionner son idole, voire, idée folle, gagner ce Tournoi et devenir enfin quelqu’un ! Son amour la remarquera peut-être ?… Alors elle raconte une histoire pleine de sang et de fureur. Et c’est très beau, sauf qu’elle ne peut pas s’empêcher de glisser un ou deux petits détails de trop pour faire encore plus vrai. Et l’Arme qui n’en a pas la forme décide une fois de plus de faire taire un secret, définitivement. Il prend le contrôle de son pantin misérable, et très sûr de lui, le Dieu attaque ! Ah ah ah…
Yoïgor explosa de rire. Au sens littéral, en déversant le reste de son sang par ses plaies sur toute l’assistance du premier rang. Des plaies par centaines, sur tout le corps. Si fines que nul ne les avait vues jusque là.
— Ah ah ah… vous n’imaginez pas la tête de l’Arme qui n’en a pas la forme quand le coup qui devait brûler puis découper en tranches la petite Thunk rebondit. Les deux hommes, enfin tous deux plus et moins que des hommes, chacun dans leur genre et sexe se font face. L’Arme qui n’en avait pas la forme fait une seconde tentative, comme si la deuxième fois faisait plus d’effet à une Fusionnée… Il n’eut pas de troisième coup. La divine protection qu’accordait le Dieu ne suffit à rien et le pantin que je suis se retrouva par terre, ses fils de marionnettes déchiquetés et le sang commençant à me pleuvoir sur l’âme. Un seul coup, juste un soufflement, elle ne mit qu’un seul souffle, mais elle me brisa les os…
Yoïgor trembla, l’adrénaline ne suffisait plus et son cerveau avait reçu l’information.
Juste le temps d’une conclusion :
— Mais qu’est-ce qui peut faire qu’un homme se relève, après des années d’esclavage, le corps vide, et qu’il veuille désespérément parler ? Qu’est-ce qui peut pousser un homme à survivre quelques minutes de plus, de nouveau homme ? Je n’ai pas de réponse et…
Yoïgor s’écroula, vide.
Les mercenaires, les miliciens, les jurys, qui n’avaient pas fait un geste depuis le début de son histoire – par respect – se précipitèrent sur lui, mais il était déjà trop tard. Ils le retournèrent et sa peau céda, ses viscères et chaque organe gelé se libérèrent sur la terre et éclatèrent à son contact. Son corps avait été tellement tailladé, écharpé jusque dans ses tissus musculaires, qu’il n’en resta plus rien.
Pas même son pipeau de plomb, que tout le monde s’accordait à ne pas avoir vu avec lui pour ce conte, son dernier conte…

❍ ❍ ❍

Cette année-là, le Trophée fut attribué à l’unanimité à Monsieur Ron qui pleura quand on lui remit le prix. Il était Barde des Mille Lunes, et il allait le rester longtemps. Car cette année-là marqua la dernière édition du Tournoi. Trop de problèmes d’organisation et de logistique, expliqua très sérieusement le comité de la Guilde des Voyageurs.
On ne retrouva pas le pipeau de Yoïgor.
Longtemps les enquêteurs s’interrogèrent ; avait-il dit la vérité ? Après tout il pouvait avoir tué les victimes principales sans l’aide d’une Arme-Dieu, qu’elle soit sous la forme d’arme ou pas. Et puis, il avait un mobile, sa haine contre les autres bardes, plus chanceux et plus riches que lui. Il était un Alweg après tout – et tout le monde sait bien que les Alwegs font des coupables idéaux. Et sa seule erreur aurait été de s’attaquer à une possédée, une Fusionnée – qui n’existait d’ailleurs sûrement pas ; les Fusionnés n’existent pas, ce ne sont que des légendes.
Ô, que tout ceci était bien compliqué – mon Dieu…
Bien sûr, on ne retrouva pas non plus Ch’i Po la Thunk. Elle avait disparu, et ni la milice ni les mercenaires n’avaient peut-être pas très envie de se frotter à une Fusionnée – qui n’existait pas. Mais si l’autre, l’Alweg, avait menti, peut-être avait-il menti sur tout. Il n’y avait pas non plus de Fusionné – qui n’existe pas –, une autre invention de son cerveau d’Alweg. Tout le monde sait bien que le plomb, la matière dans laquelle était son pipeau, rend malade et peut tuer si on l’ingère. Puis le barde thunk avait de la ressource, après tout elle avait survécu à une attaque de Piorads, et n’avait fait que se défendre d’un coup de… de… n’avait fait que se défendre quand Yoïgor l’avait attaquée.
C’était peut-être aussi simple que cela.
Mais dans ce cas, Yoïgor aurait largement mérité le Trophée du Tournoi des Mille Lunes pour son imagination…

C’était peut-être aussi simple que cela. Peut-être…
C’était durant le neuvième mois de l’année, un mois du Repos.
C’était durant le neuvième mois de l’année, dans la ville de Biggett. ”

FIN DE L'ENTRE-TEMPS

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(Le Tournoi des Mille Lunes)
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

Verrouillé

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