Chapitre 11. – La ville est un drôle d'endroit, quelque chose comme un cirque ou un égout

« Ce fut une fierté d’avoir fait partie d’eux, de cette famille pendant toutes ces années, d’avoir pu partager tant et toutes ces choses avec eux, et d’avoir vécu, grandi, d'avoir éprouvé la renaissance à leurs côtés. Je vous promets d’emmener avec moi le meilleur de chacun, ils me serviront de modèle partout et à chaque fois. Je tombe genoux à terre et embrasse le bitume sale de mes lèvres closes, jurant en silence une loyauté éternelle à votre pérennité. Un dévot de La Providence ; ce n’est pas ce que je voulais, mais je suivrai maintenant cette fatalité avec dignité. Jusqu’à la fin. Quand il ne restera que poussière. Peut-être parce que je considère chaque épreuve comme une leçon, ou alors parce que je n’ai plus aucune colère au coeur de ma volonté. A moins que j’ai fini par ne plus comprendre. Je sais. La réciprocité entre leurs actions et le libre arbitre n’avait plus lieu d’être. Il y a des choses, des faits, que je ne souhaitais pas voir se produire, pas voir exister, surtout pas voir tout court, mais je dois désormais en tenir compte, les accepter. Divine Ville, vous, j’ai fini par vous remercier de votre témoignage, sans le moindre commentaire. Mais pour les Autres, qui serais-je ? »

Je me souviens de chacun de ses mots, aussi confus m'aient-ils paru à cet instant. Nous, simples citoyens de Providence, capitale du plus petit État des États-Unis, le Petit Rhody, n'avons jamais vraiment su quel pronom personnel utiliser, pas plus que sa catégorie grammaticale ; était-IL vraiment le seul tueur ? Même ce qualificatif n’explique pas tout.
D'ailleurs, les autorités tournèrent en dérision la conclusion de cette histoire : « crimes ayant pour responsables une ou plusieurs personnes inconnues ». Quant aux journaux, ils titrèrent avec cynisme : « IL n’était pas notre Providence ». Tous les autres y allèrent de leurs versions, jusqu’au silence. Tous avaient tort, surabondant de confiance dans leur étroitesse de l’ensemble… alors que toute cette histoire n’était qu’un chassé-croisé pour et autour de nos destinées, nos fautes, notre Histoire, l'Espoir… Et il ne reste que poussière.
Sinon, pourquoi auraient-ils tous décidé de taire sa profession de foi, celle retrouvée sur sa dernière victime : Moi !

[Mary Olivier a dit : « Quelqu'un que j'ai aimé m’offrit un jour une boîte emplie d'obscurité. Il me fallut des années pour comprendre que ça aussi, c'était un cadeau. »]
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20 mars 2015, 15:37

CHAPITRE 11.

(La ville est un drôle d’endroit, quelque chose comme un cirque ou un égout)
Providence – 53 jours avant la Fracture, 9h01

Quelques têtes ici et là, surtout endormies, descendaient du train. Elles venaient contraster avec la dizaine de bermudas et sacs à dos qui s’apprêtait à monter dans le train, attendant avec patience et obéissance le signal du chef de gare.
Boston était la prochaine destination du N°1125 et l’étape d’une journée pour tout bon touriste qui venait passer quelques jours à Providence, terre des premiers colons fondateurs des Etats-Unis selon les affiches promotionnelles de l’Office de Tourisme.
Un groupe, qui n’en était pas vraiment un, dénotait sur le quai : une centaine de coureurs marathoniens déferlèrent, tout sourire et mollets dehors. Tous porteurs d’un brassard à la mention « #BostonStrong » !
Malgré sa récente remise en liberté, et son retard sur l’actualité du pays, du monde, Kelley se souvenait que l’année dernière, à la même période, chaque poste de télévision ou bouche en état de parler à Huron Valley Correctional Facility, avaient relayé une terrible tragédie : une attaque terroriste à la bombe.
Ces marathoniens ne se connaissaient certainement pas tous, mais un esprit de fraternité et de patriotisme transpirait de cette énergie de groupe.
Kelley les trouva beaux ! Ils étaient vaillants ! De purs produits made in America. Ce soir ils auront des crampes…
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Kelley Doe
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20 mars 2015, 15:44

La course, la souffrance infligée au corps durant quelques heures, l'esprit de compétition et le bonheur qui en découle... Ces principes allaient à l'encontre des convictions de Kelley, mais elle respectait ceux-ci.

Encore songeuse face au troupeau de coureurs et touristes peuplant le quai 30 minutes avant le départ du train, et se demandant si ceux-ci se rappelaient les évènements de l'année précédente, et s'il n'avaient pas peur que quelques fous ne tentent de réitérer l'horreur, Kelley se décida enfin à se remettre en marche. Si elle s'installait quelques temps à Providence, les étapes désormais habituelles s'imposaient : vérifier la somme d'argent qu'il lui restait, trouver un logement, un travail. Pourquoi ne pas tenter un cours en extérieur, si la météo le permettait ? Avec 37% de batterie, elle savait cette organisation faisable.

Elle rajouta mentalement un nouveau point en tête de sa to do list : boire un café. Son réveil lui avait laissé un goût amer - et tenace - en bouche, s'asseoir devant un mug d'un liquide brûlant très dilué, plus ou moins caféiné, parfois clairement lyophilisé, devrait lui permettre d'émerger. Et surtout de s'éloigner des marathoniens !
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20 mars 2015, 15:52

Kelley aimait les probabilités. Vestiges de son ancienne vie.
Avant…
Par exemple, la probabilité de mourir écrasé par un éléphant est de 3 contre 728, à quelques tonnes prêtes. La probabilité est ramenée à 0,08 contre 12593 dans un pays occidental, et quasiment nulle dans une ville. Seule exception à la règle qui autorise une variation de +1,5 est l'exercice d'un métier en lien direct avec ledit pachyderme : les polices d'assurance des vétérinaires de parc zoologique se chargeant bien de leur rappeler les statistiques au moment de faire augmenter de quelques centaines de dollars leurs contrats.
Quant à la gare routière de Providence dans le Rhode Island – le plus petit état de la plus grande puissance mondiale peu enclins, l'un comme l'autre, à vouer un culte à Ganesh père ou fils – inutile de préciser que ce cas de figure n’avait même pas été évoqué, à et sous aucun alinéa ou astérisque, et qu'il friserait le ridicule voire l'incrédulité. Il était bien plus judicieux et préférable de compter et recompter sur l'e-mail annonçant que vous étiez LE grand gagnant de La Grande Loterie Bill Gates que sur cette curiosité de l'univers. Environ 6798 contre 3, au moins…
Et pourtant.
Il existait Kelley Doe – que les probabilités improbables aimaient peut-être un peu trop.
Et pourtant.
Il y eu l’Empereur Bubulle IV. Jeune éléphanteau, de 1 tonne et 2 ans d'âge, qui oublia de regarder avant de traverser si une jeune étourdie – Kelley – n'avait pas la tête fourrée dans son smartphone, et ses envies de café, à défaut de manquer de peu de la perdre dans son solennel postérieur.
La vie est une éternelle affaire de cas particuliers venant, volontairement, réduire à néant les statistiques des intelligentsias. Tout devrait toujours être improbable. Toujours. Tout. Aïa Vishnou !
La peur fut vive. Le réflexe absent. Le barrissement plus puissant que les cris d'alerte des passants.
Kelley avait fermé les yeux devant l’ombre gigantesque et s’était agrippée à la seule chose possible : son téléphone (800$ tout de même, hors de question de le laisser se briser sur le macadam alors que son soutien-gorge n’en contenait pas plus de 300$).
Le silence.
Puis quelques éclats de voix, des rires et finalement une présence aux douces fragrances du jasmin.
L’improbable sentait bon.
L'homme (028) en portait quelques brins à sa boutonnière.
Celui-ci était vêtu de la tête aux pieds d'un camaïeu de gris. Costume de laine grise, souliers gris, cravate grise. Une âme peu charitable l'aurait jugé de « pisse d'élégance ». Mais cet homme n'en était pas moins impressionnant.
— Mademoiselle, voyez là l'expression de toute ma confusion à la vue de cette affreuse méprise.
Sa voix était séduisante, comme ses manières, cultivées. La voix idéale pour un spot publicitaire : une marque de savon, peut-être. – Avec toutes ses errances, Kelley se demanda depuis quand elle n’avait pas pris de douche ? – Après une telle épreuve pour ses émotions, cette voix fut un souffle de bonne vie.
— Et l'Empereur Bubulle IV aimerait lui aussi vous présenter ses excuses, et le majestueux posa un genoux à terre pour s'incliner devant Kelley tout en déposant à son tour un auguste baise-trompe.
Hallucination ? L’incongru de la situation frôlait la commotion cérébrale.
— Voyez-vous, et il la rassura sur son état de santé, et mental, en lui montrant d'un effet de manche les dizaines de caravanes, forains, chariots et cages renfermant l'arche de Noé au grand complet. Nous sommes un cirque itinérant. Demain soir, Providence viendra dégorger – venait-il de dire égorger ? – ses vicissitudes de l'existence en échange d'un peu de coeur. Nous lui offrirons là les promesses d'un renouveau. Rires et barbes à papa à la violette assurés pour tous les gourmands.
Un sourire lumineux se déploya sur son visage de cire, restant suspendu dans l'air comme celui du chat du Cheshire.
— Le spectacle sera éphémère. Mais les bénéfices permanents.
Sa voix se perdit dans les rêveries, une longue éternité avant d'y ramener Kelley :
— Mais je distingue là une demoiselle à qui je n'apprends rien, vint-il commenter alors que son doigt ganté faisait rouler l'une des billes des sept bracelets qui ornait le poignet de Kelley. Les couleurs de l'âme n'est-ce pas ?
Nul doute, si l'homme n'avait pas été accompagné d'un Empereur, et de ses sujets, aux échos de ses effets Kelley l’aurait pris pour un acteur ou un ange. L'un n'empêchait pas l'autre dans le fond...
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20 mars 2015, 15:53

Encore sous le choc d'avoir failli perdre la tête dans le fondement d'n éléphants parce qu'elle ne l'avait pas sortie du sien, Kelley baissa les yeux vers ses bracelets et s'attarda sur l'amulette arbre de vie, qui aurait fort bien pu se voir élagué de quelques branches si sa majesté pachydermique n'avait eu plus de réflexe que la rêveuse. Joignant les mains devant la poitrine, elle s'inclina devant l'éléphanteau :

— Namasté Empereur Bubulle IV !

Elle ne put alors plus contenir le fou-rire nerveux qui s'emparait d'elle. Se tournant vers l'incarnation vivante d'un certain nombre de nuances de gris, elle lui répondit :

— Monsieur, à vouloir ouvrir ma conscience, j'en oublie parfois que celle-ci est bien embrumée quand elle n'a pas eu sa dose de café. Je crois bien que cette matinée me fera voir de toutes les couleurs, bien plus que celles de mes bracelets...

Elle vérifie sans même y réfléchir que ceux-ci sont toujours dans le bon ordre. Rouge, orange, jaune, vert, bleu ciel, violet, indigo... Violet, indigo ? Indigo, violet, voilà qui est mieux.

— Vous dites offrir les promesses d'un renouveau ? Vous attisez là ma curiosité...
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20 mars 2015, 16:10

— Mais, il vous faut absolument comprendre cela de vos propres yeux Mademoiselle.
Ange. Acteur. Maintenant le voici magicien.
— Pour vous ... d’un tour de poignet, trois tickets de fête foraine apparurent au ou du bout de ses doigts. Dès demain soir vous nous trouverez face à la marina, le long du fleuve, sur la terre même où les Pères fondateurs de cette ville ont, parait-il, posé leurs premiers pas à la recherche d'un refuge.
Un tel sourire figé dans le temps pourrait laisser croire que son visage était de cire. Heureusement il parlait, et admirablement bien par ailleurs.
— Nous espérons vous voir, il tourna la tête et mima un chuchotement avec Sa Seigneurie Bubulle IV. Oui, naturellement Majesté !
Un jeu de comédien parfait. Les deux.
— Son Altesse espère vraiment être en mesure de vous apporter la preuve que sa maladresse d'aujourd'hui n'en était qu'une. Il n'a pas sa pareille sur une piste pour faire rire et émerveiller les enfants, petits et grands.
L'éléphant de sa trompe poussa la main de Kelley vers celle du magicien, l’invitant à accepter les billets.
Des badauds, restés jusqu'à présent sur les trottoirs commencèrent à s'affranchir de leur timidité pour oser s'approcher du convoi. Les téléphones portables et flash abreuvèrent autant que les questions, ce qui n’était pas pour faciliter le travail des forains.
L’étrange et délicieux interlocuteur de Kelley, le sentit, le vit, et toujours aussi prévenant dans ses manières écourta cet échange d'une pirouette de style.
— Mademoiselle, il me tarde d'être à demain soir.
Son baisemain était celui d'un prince : seul son souffle effleura sa peau.

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20 mars 2015, 16:18

Encore surprise de cette rencontre aussi inattendue qu'improbable, elle secoua la tête pour vérifier que ce n'était pas un rêve et reprendre pied dans la réalité. Le derrière du pachyderme s'éloignant de sa démarche lourde et impériale lui confirma que cet étrange échange n'était pas le fruit de son imagination, en témoignaient également les tickets dans sa main. Machinalement, elle rangea ceux-ci avec sa fortune, contre sa poitrine. Tout en se demandant qui pouvait bien être assez fou pour appeler un éléphant Bubulle.

Kelley réalisa soudain qu'elle était entourée de smartphones aux flashs crépitants. Ce n'était pas le moment de se retrouver en star du jour sur un réseau social... Pas avant le café du matin ! Reprenant son programme initial, elle traversa la rue - cette fois en vérifiant qu'aucune girafe n'envisageait de la piétiner - à la recherche du premier café. Qu'importe l'enseigne, pourvu qu'il y ait le précieux liquide noir.
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20 mars 2015, 16:19

Le précieux arôme embaumait. Il humait l’amertume, on broyait du noir pour le boire. Objet liquide d’admiration, de soumission, il était celui qu’on apportait, qu’on proposait, qu’on offrait. Café de l’attente, latte, crème avant réunion. Pause-café, étape obligée, intermède sucré, pas sucré. Café social. Café-clope, aussi, réservé aux initiés, aux adeptes, à la foule cancérigène d’anxiété. Café de l’ombre, sous le soleil, sur les terrasses, lendemain de veille.
Ils avaient tous leurs dépendances, pour Kelley c’était le café…
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Verrouillé

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