(Un dîner presque parfait)
Providence – 53 jours avant la Fracture, 18h05
James n’avait rien d’un nouveau venu dans la ville. Il l’avait quittée le lendemain de ses 21 ans, avec ses résultats de sélection pour Langley bien au chaud dans la poche droite de sa veste de sport, et demain soir il en fêterait 35. Un retour au bercail anticipé. Une retraite imposée. Sa ville : « The Divine City », c'était ainsi qu'elle se baptisait parmi une demi-douzaine d'autres noms hérités au fil des années et des municipalités. Elle n'en avait usurpé aucun, et, il fallait bien le reconnaître, n'avait jamais si bien porté celui-ci que depuis l’élection d’un ange à la tête de sa mairie… Angel Taveras (041) « un sympathique emplumé, un Don Quichotte en armure croisée à trois boutons surmontée d'un faciès de canard ; sûrement les derniers réflexes d'une bonne âme qui se fera becter en magret par l'appétit pantagruélique de la pieuvre ! », Nigel, l’ami d’enfance de James, n’avait pas son pareil pour dépeindre les personnages et les histoires avec style, et lui offrir par là même un rattrapage d’actualité – présentement politique – sur la température de sa ville.
Comme dans ses souvenirs, Nigel partait loin, trop loin, dans ses envolées métaphoriques, et James n’était pas bien certain de ne pas y perdre tout sens, mais Nigel avait pour lui que le Maire Taveras, sur toutes ses affiches de campagne en vue des prochaines élections, et sa possible réélection, arborait bien une moue de canard ! Ou de poule.
Quant à savoir si cette information distillée lors du dernier apéritif était d’une nature décisive pour son propre avenir, James en doutait sérieusement. Tout au plus elle le faisait sourire. Ce qui, au regard de ses derniers mois, était déjà gage d’une belle amélioration pour James.
James August Henry Orne avait-il un avenir, à Providence ?
Loin d’être un paradis, Providence avait toujours été une sorte de Terre promise, un endroit où tout était possible ; même et surtout de rêver à un avenir meilleur pour un enfant qui venait de perdre ses parents dans un soi-disant accident de la route, comme James. Alors un aficionado du duckface à la mairie ?… pourquoi pas. Et selon les dires de sa Tante Felicity, le Maire Taveras avait déjà bien aidé à la modernisation et l'amélioration de la qualité de vie des concitoyens depuis sa nomination, envers et contre tout, même ses opposants les plus radicaux : Les Irlandais ! – Qui s’y connaissaient en gavage de volatiles municipaux, disait-on (au club de bridge de Tante Felicity), ou à défaut, de plombs dans l’aile du côté des docks, où nécessairement il ne faisait pas bon trainer la nuit…
De toute façon, James n’avait pas pour projet de s’intéresser ou se mêler à la politique de la ville (et pourquoi tout son entourage semblait vouloir penser le contraire ; avoir travaillé ces quinze dernières années pour Washington sous-entendait-il forcément être qualifié pour ?… assurément, James aurait dû plus leur parler de ses fonctions, de ses anciennes fonctions), pas plus que celui de devenir docker à la nuit tombée (même si là, c’était déjà plus dans ses cordes). James n’avait pas non plus vraiment de projets.
Depuis son retour, James errait jour après jour dans ses quartiers du palais de son enfance. Il s’y perdait aussi. Laissant ses souvenirs se superposer avec toute la modernité des dix années passées. Pour James Providence était restée la même, et un peu mieux encore. Tout lui paraissait aussi et plus plaisant encore. Relais d'information et messages des utilisateurs des réseaux sociaux diffusés sur les panneaux d'affichage de la ville ; rues et commerces fleuris et florissants dans tout le centre-ville, inauguration en fanfare et pom-pom girls d'un nouveau cinéma au coeur de l'immense complexe commercial qu'était le Providence Place Mall ; le Waterplace Park et Riverwalk, symboles de la renaissance de la ville et surtout le parc de ses premiers émois, où il venait de passer les dernières heures à espérer…
Était-ce là cette nouvelle vie à laquelle James aspirait ? Une vie de tranquillité, à fleur de peau, et d'envies. Où l'une de ses seules préoccupations serait de s'aviser à choisir la bonne couleurs et les bons mots pour les offrir à Marilyn (aujourd'hui c'était la femme qui souriait à l’enfant de 7 ans qu'il restait dans le souvenir de leur première rencontre) ?… S’il lui faudrait prendre le bus 11-45 ou le 7AX pour se rendre dans le centre-ville ?… À moins que le métro ne fût le plus rapide ?… Boston à une petite heure de voiture, New York à quelques coups d'ailes ou de rail… James acceptait l'idée d'avoir à tout redécouvrir, avec légèreté, d'être déphasé. Pourquoi pas après tout…
Le COS Erlette lui avait peut-être rendu service en le congédiant de la CIA, et toute sa section avec, comme de vulgaires importuns. Pour son sommeil les faits le confirmaient ; en un mois, Providence l’avait libéré d'années de diète pathologique : James rêvait ! Ses cauchemars – de monstres d’inhumanité, comme seule l’unité biogénétique du directorat des armes de destruction massive savait en fournir – étaient à considérer comme affaires classées. James ne faisait désormais plus que des rêves. Et il comptait bien poursuivre ainsi pour le reste de sa vie… Juste des rêves ! Providence, « The Divine City ».
Il lui faudrait en discuter ce soir avec Nigel et – justement – Marilyn ; ils venaient le chercher pour dîner. Depuis son retour, pas un soir ne lui avait pas été consacré ; tant de temps à rattraper…
James en rêvait.
À présent il pouvait s’alléger, il faisait bon dehors. Au loin, la rumeur de la circulation et le bruit d’un avion sur le point d’atterrir. Le spectacle de ses pensées insouciantes continua jusqu’à clignoter de rouge et bleu. – Que faisait cette voiture de police devant la maison de son oncle et sa tante ?