Chapitre 21. – Double appel

« Ce fut une fierté d’avoir fait partie d’eux, de cette famille pendant toutes ces années, d’avoir pu partager tant et toutes ces choses avec eux, et d’avoir vécu, grandi, d'avoir éprouvé la renaissance à leurs côtés. Je vous promets d’emmener avec moi le meilleur de chacun, ils me serviront de modèle partout et à chaque fois. Je tombe genoux à terre et embrasse le bitume sale de mes lèvres closes, jurant en silence une loyauté éternelle à votre pérennité. Un dévot de La Providence ; ce n’est pas ce que je voulais, mais je suivrai maintenant cette fatalité avec dignité. Jusqu’à la fin. Quand il ne restera que poussière. Peut-être parce que je considère chaque épreuve comme une leçon, ou alors parce que je n’ai plus aucune colère au coeur de ma volonté. A moins que j’ai fini par ne plus comprendre. Je sais. La réciprocité entre leurs actions et le libre arbitre n’avait plus lieu d’être. Il y a des choses, des faits, que je ne souhaitais pas voir se produire, pas voir exister, surtout pas voir tout court, mais je dois désormais en tenir compte, les accepter. Divine Ville, vous, j’ai fini par vous remercier de votre témoignage, sans le moindre commentaire. Mais pour les Autres, qui serais-je ? »

Je me souviens de chacun de ses mots, aussi confus m'aient-ils paru à cet instant. Nous, simples citoyens de Providence, capitale du plus petit État des États-Unis, le Petit Rhody, n'avons jamais vraiment su quel pronom personnel utiliser, pas plus que sa catégorie grammaticale ; était-IL vraiment le seul tueur ? Même ce qualificatif n’explique pas tout.
D'ailleurs, les autorités tournèrent en dérision la conclusion de cette histoire : « crimes ayant pour responsables une ou plusieurs personnes inconnues ». Quant aux journaux, ils titrèrent avec cynisme : « IL n’était pas notre Providence ». Tous les autres y allèrent de leurs versions, jusqu’au silence. Tous avaient tort, surabondant de confiance dans leur étroitesse de l’ensemble… alors que toute cette histoire n’était qu’un chassé-croisé pour et autour de nos destinées, nos fautes, notre Histoire, l'Espoir… Et il ne reste que poussière.
Sinon, pourquoi auraient-ils tous décidé de taire sa profession de foi, celle retrouvée sur sa dernière victime : Moi !

[Mary Olivier a dit : « Quelqu'un que j'ai aimé m’offrit un jour une boîte emplie d'obscurité. Il me fallut des années pour comprendre que ça aussi, c'était un cadeau. »]
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CHAPITRE 21.

(Double appel)
Providence – 53 jours avant la Fracture, 21h53

Sa main caressa la vénérable à travers la fine étoffe de velours, ne cachant rien et épousant chacune de ses rondeurs, de son petit ventre bien rempli, accompagnant toute la mesure de son geste par une parfaite complaisance de satisfaction. Le liquide ambré afflua de la bouteille jusqu’au verre large, les arômes des fûts de sherry se rappelant tels autant de souvenirs, lui offrant tout le loisir de respirer. Julian profitait du silence qui régnait chez lui.
Stephen prenait sa soirée, plus que méritée. Les enfants s’étaient éclipsés en ville, pour un film d’horreur aux rituels confortables – « une histoire d’adolescents qui s’envoient en l’air, et après, ils doivent le payer en bouts et morceaux de membres ; tu veux venir Papa ? », lui avait proposé Nur avec impertinence. Elle avait encore grandi sa petite fille. Quant à Norah, elle devait être restée à Brown, une fois de plus, à travailler avec le Dr. Kimia. Elle ne viendrait se glisser dans leur lit, pour coller ses pieds glacés contre lui les accompagnant d’un baiser, que tard très tard, une fois Julian déjà lourdement endormi, du moins le ferait-il croire, comme chaque soir. Puis ils feraient l’amour, tendrement, en effleurant de leurs caresses les années qui unissaient leurs corps et promesses. Comme presque tous les soirs.
Une sonnerie pressée sortit Julian de ses rêveries. Il existerait toujours des impolis qui ne se souciaient guère d’importuner les gens à une heure si tardive.
— Allô ! Mr. Nurse, Julian Nurse ? dégaina l’interlocuteur. Agent Lynch, du FBI.
Tous les espoirs de passer une soirée agréable s’envolèrent pour Julian. La rigueur dans la voix de l’Agent Lynch laissait peu de place à l’envie.
— Veuillez m’excuser monsieur de cet appel tardif, mais les besoins d’une enquête en cours requièrent que je vous pose quelques questions.

Histoire_Les Chroniques de Providence – Tales of The Divine City-Je suis Providence_Chap.21_001.jpg
(Double appel)
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08 nov. 2015, 15:19

Un bonsoir résidence Nurse prononcé d’un ton neutre accueillit l’importun. Julian savait contrôler sa voix et ne pas laisser filtrer ses sentiments. Une bonne chose pour lui en cet instant ; il ne s’attendait pas du tout à se retrouver en communication avec le Bureau Fédéral d’Investigation.
— Julian Nurse à l’appareil, répondit-il simplement pour confirmer l’hypothèse de l’agent Lynch. Si ce dont vous souhaitez m’entretenir et si urgent que cela ne puisse souffrir du moindre délai, peut-être serait-il préférable d’en parler de vive voix ? En dépit de sa maîtrise de soi, Julian ne put totalement masquer la surprise qu’occasionnait cet appel.

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02 déc. 2015, 13:46

L’Agent Lynch fut intérieurement très satisfait.
— Parfait, si vous êtes disponible nous pourrions arrêter une rencontre. Si toutefois elle se veut dans les plus brefs délais, j’entends ce soir ou demain matin au plus tard.
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06 déc. 2015, 22:51

Il n'y va pas par quatre chemins, songea Julian. Pour un peu il aurait fini avec une convocation en bonne et due forme.
— C'est donc à ce point urgent... il faut croire que oui, ajouta-t-il aussitôt sans lui laisser le temps de répondre. Ce soir alors. Demain ce ne sera pas possible, j'ai une journée extrêmement chargée qui m'attend. J'imagine que vous savez ou je réside et comment vous y rendre ?

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07 déc. 2015, 01:57

— Je vous remercie de votre coopération Mr. Nurse, répondit l’Agent Lynch, sans plus de formalité. Comptez sur ma venue sous une demi-heure.
Sur ses paroles il raccrocha.
Julian n’eut ni le temps d’accuser le coup, ni de réfléchir aux raisons qui pouvaient pousser un agent du FBI à souhaiter le voir, si promptement. Son téléphone sonna de nouveau. C’est fou comme il pouvait être déprimant de savoir qu’on s'obligeait à délaisser un excellent verre, une soirée qui s’annonçait si réjouissante.
— Bonsoir Mr. Nurse, veuillez m’excuser de vous déranger à une heure si tardive, s’annonça Jeffrey Rowe, le directeur de galerie de Julian.
Maigre consolation, en cette occurence l’importun ne l’était pas. Juste le travail.
— Je viens tout juste de fermer la galerie après un dernier client qu’il m’a semblé indispensable de vous remonter au plus vite : un agent du FBI, l’Agent Lynch.
Sans surprise.
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07 déc. 2015, 20:17

— Bonsoir Jeffrey…
Pensif, Julian laissa un blanc s’installer. Ainsi ce que lui voulait le Bureau serait en lien avec la galerie ; Le Roger Williams ?
— Veuillez excusez mon silence, se reprit-il. Ce que vous venez de dire m’ouvre bien des perspectives, Jeffrey. Toujours est-il que je loue votre esprit d’à-propos ; figurez-vous que juste avant votre appel j’étais en ligne avec l’Agent Lynch qui me pressait de le rencontrer. Ce sera chose faite dans quelques instants aussi je vous demanderais de bien vouloir me raconter cette visite impromptue par le menu tout autant que de me faire part de votre opinion avisée.

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18 déc. 2015, 01:43

Jeffrey conduisait, un enregistrement de jazz en fond sonore. Peut-être même l’une de ses propres jam session ; Julian – dont les préférences allaient à d’autres orchestrations et mélodies – le savait saxophoniste à ses heures perdues.
— Bien entendu Mr. Nurse, répondit Jeffrey poliment, avant de se plier bien volontiers à remettre son propre rapport : Tout d’abord, je ne suis guère étonné que l’Agent Lynch ait cherché à vous joindre. Je n’en ai pas douté un instant à la fin de notre abrupte entrevue, ou devrais-je dire « interrogatoire » ? Au demeurant, il s’est avéré très agréable. Si l’on fait exception de cette manière de poser ex abrupto ses questions, parfois pour ne pas dire souvent, sans grande cohérence avec sa propre déclaration d’intention.
Julian plaçait une grande confiance dans les jugements de Jeffrey, il le savait être un excellent psychologue ; les restes d’une ancienne vie de joueur professionnel de Poker. Jamais Jeffrey ne s’était caché de son passé, il l’assumait avec fierté. Il percevait et soutenait une grande différence entre les simples joueurs de casinos ou leurs homonymes dépendants au Poker en ligne, et les vrais joueurs, ceux des cercles professionnels – comme lui.
Julian écouta avec d’autant plus d’attention son développement :
— Dès son entrée, pour mémoire à la toute dernière minute alors que je m’apprêtais à fermer la galerie, l’Agent Lynch s’est immédiatement déclaré comme agent fédéral enquêtant sur, et je le cite : « des réseaux criminels qui portent intérêt aux galeries d’art, la nôtre ». Mais, comme vous requerrez mon opinion, puisse-t-elle être avisée, il me semble formel d’affirmer que ses connaissances du milieu de l’Art, le nôtre, étaient inexistantes avant ce soir, tout comme celles de votre galerie.
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29 déc. 2015, 20:11

— Il a donc usé d’un prétexte… L’orientation de ses questions vous aurait-elle donné matière à vous faire une opinion concernant ses véritables intentions ? Julian se tut pour laisser parler Jeffrey, quand il réalisa que les pensées qui l’assaillaient avaient presque réussi à lui faire occulter un point important : Un instant, une entrevue abrupte avez-vous dit ?

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12 janv. 2016, 21:51

— Abrupte autant que peut l’être un questionnaire soumis par un agent du FBI, ancien militaire, s’abritant derrière les prétextes d’une procédure fédérale aux arguments fallacieux, répondit-il.
Plus encore que ses jugements analytiques aigus, Julian appréciait tout particulièrement chez Jeffrey son franc-parler d’à-propos ; de peu il l’aurait qualifié de flegmatique.
— Comme je vous le précisais, Mr. Nurse, l’attitude de l’Agent Lynch en vue d’obtenir des informations manquait significativement de finesse, oserais-je dire d’intelligence…
Il osait.
Jeffrey prenait toujours grand soin d’exprimer avec nécessité ses pensées, avec les formes, mais, il osait, le pensait. Leur clientèle privilégiée appréciait avant tout les formes. Un gérant d’exception.
— Quant à ses véritables intentions, elles me sont inconnues, poursuivit-il. Certainement pas en tout cas au sujet de notre Roger Williams, ce qui m’aurait semblé de prime abord une explication cohérente à sa disgracieuse investigation ; il semblait apprendre et se désintéresser totalement de la future transaction.
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17 janv. 2016, 15:38

Le visage de Julian commençait à se faire soucieux alors que les pourquoi valsaient dans ses pensées. Pourquoi le FBI, pourquoi la galerie, pourquoi maintenant alors que le Roger William demandait toutes les attentions et tant de précautions…. Pourquoi, pourquoi, pourquoi…
— Aucune chance pour que sa balourdise ne soit feinte ? La grande confiance que lui portait Julian, était telle qu’il le pensait presque infaillible dans sa capacité à lire les gens.

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13 févr. 2016, 16:12

Jeffrey prit le temps de réfléchir à la question de Julian, ou il en donna l’impression. La circulation pouvait tout autant être responsable de cette pause.
— Je ne doute pas que l’Agent Lynch ait cherché à me poser des questions pièges par moment, finit-il par reprendre. Mais de là à lui prêter un grand jeu de comédien… Non, Mr. Nurse.
Julian s’attendit à la formulation usuelle de son gérant ; celle utilisée pour ne froisser personne, clientèle comme collègues ou patron, celle appuyant ses certitudes.
— Naturellement, Mr. Nurse, tout n’est qu’interprétation de ma part, formula-t-il, ajoutant de son accent d’humour : Je peux me tromper, malgré que cela ne soit encore jamais arrivé.
Il rit.
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20 févr. 2016, 14:26

— Oh j’en doute. J’aimerais avoir ne serait-ce que le quart de vos capacités dans ce domaine…
« Je ne suis guère plus avancé », songea Julian.
Il ne lui restait plus qu’à faire face, espérant qu’au moins l’Agent Lynch n’était pas bon joueur d’échec... lui-même étant des plus médiocres.
— Merci pour votre présence d'esprit Jeffrey. Je vous souhaite une excellente soirée. A demain.

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28 févr. 2016, 23:34

— Je vous en prie, répondit Jeffrey, avant de conclure d’un trait d’humour : Soyez assuré Mr. Nurse, que si demain, passé midi, je ne vous ai ni vu à la galerie, ni eu de nouveau au téléphone, avec Sorah nous vous ferons livrer des oranges. Sans oublier d’y cacher une lime.
Sa plaisanterie allégea les pensées superficielles de Julian. Une césure plus que bienvenue. Nécessaire pour clore l’appel et laisser Jeffrey aux bons plaisirs de sa soirée, de nouveau marié.
Jeffrey avait convolé en justes noces le mois dernier. Ils filaient tous deux le parfait amour et étaient beaux à voir. Par néo-romantisme, héritage de sa propre histoire, Julian aimait à penser que le jeune Irwin expliquait tout du changement drastique de vie de Jeffrey ; nouvelle passion et raison, le jeu au profit d’eux. Jeffrey se serait même mis au squash.
Et Julian l’envia.
Il aurait aimé que Norah soit là, à ses côtés… et non retenue à son travail, une fois de plus. Julian aurait aimé pouvoir en discuter avec elle… avant qu’elle ne vienne à l’apprendre autrement. Après tout, si l’Agent Lynch s’était montré si « abrupt », pour reprendre les mots de Jeffrey, si intrusif et péremptoire, pour reprendre ses pensées laissées en suspens, quelles autres mesures préventives avait-il prises ? Et quelles devraient être celles de Julian ? Autres que celle de contacter à la première heure ses avocats.
Implacablement, ses questions ne tarderaient pas à trouver d’elles-mêmes leurs réponses. Assises dans l’un de ces fauteuils, sûrement celui de droite ; le plus spartiate, à l’idée que s’en faisait Julian de l’Agent Lynch.
Mais, pour l’heure, des maigres minutes qu’il lui en restait, il était plus que temps pour Julian de finir son verre de whisky.
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