Chapitre 25. – Le manteau de l'ange de la paix est très beau, mais la question est de savoir qui l'endossera ?

« Ce fut une fierté d’avoir fait partie d’eux, de cette famille pendant toutes ces années, d’avoir pu partager tant et toutes ces choses avec eux, et d’avoir vécu, grandi, d'avoir éprouvé la renaissance à leurs côtés. Je vous promets d’emmener avec moi le meilleur de chacun, ils me serviront de modèle partout et à chaque fois. Je tombe genoux à terre et embrasse le bitume sale de mes lèvres closes, jurant en silence une loyauté éternelle à votre pérennité. Un dévot de La Providence ; ce n’est pas ce que je voulais, mais je suivrai maintenant cette fatalité avec dignité. Jusqu’à la fin. Quand il ne restera que poussière. Peut-être parce que je considère chaque épreuve comme une leçon, ou alors parce que je n’ai plus aucune colère au coeur de ma volonté. A moins que j’ai fini par ne plus comprendre. Je sais. La réciprocité entre leurs actions et le libre arbitre n’avait plus lieu d’être. Il y a des choses, des faits, que je ne souhaitais pas voir se produire, pas voir exister, surtout pas voir tout court, mais je dois désormais en tenir compte, les accepter. Divine Ville, vous, j’ai fini par vous remercier de votre témoignage, sans le moindre commentaire. Mais pour les Autres, qui serais-je ? »

Je me souviens de chacun de ses mots, aussi confus m'aient-ils paru à cet instant. Nous, simples citoyens de Providence, capitale du plus petit État des États-Unis, le Petit Rhody, n'avons jamais vraiment su quel pronom personnel utiliser, pas plus que sa catégorie grammaticale ; était-IL vraiment le seul tueur ? Même ce qualificatif n’explique pas tout.
D'ailleurs, les autorités tournèrent en dérision la conclusion de cette histoire : « crimes ayant pour responsables une ou plusieurs personnes inconnues ». Quant aux journaux, ils titrèrent avec cynisme : « IL n’était pas notre Providence ». Tous les autres y allèrent de leurs versions, jusqu’au silence. Tous avaient tort, surabondant de confiance dans leur étroitesse de l’ensemble… alors que toute cette histoire n’était qu’un chassé-croisé pour et autour de nos destinées, nos fautes, notre Histoire, l'Espoir… Et il ne reste que poussière.
Sinon, pourquoi auraient-ils tous décidé de taire sa profession de foi, celle retrouvée sur sa dernière victime : Moi !

[Mary Olivier a dit : « Quelqu'un que j'ai aimé m’offrit un jour une boîte emplie d'obscurité. Il me fallut des années pour comprendre que ça aussi, c'était un cadeau. »]
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CHAPITRE 25.

(Le manteau de l'ange de la paix est très beau, mais la question est de savoir qui l'endossera ?)
Providence – 52 jours avant la Fracture, 5h00

Hope tira sur la panse et les organes fumants. La dénivellation facilitait l’écoulement du sang et la sortie des viscères. Un autre coup de couteau pour libérer le coeur, garroté au thorax par sa membrane, aux poumons et au foie. Un autre coup pour le diaphragme, ou l’onglet, ainsi qu’on l’appelait une fois servi dans une assiette accompagné de sa sauce aux trois poivres. Un dernier coup pour sectionner la trachée de l’intérieur. Tout sortit. L’animal était vide. Elle le fuma. Le chevreuil était devenu une carcasse. Ça sentait le sang.

❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍

Une belle nuit de braconnage. Hope aurait à manger pour deux semaines, peut-être trois avec ses pièges qu’elle relèverait sur le chemin du retour jusqu’à son mobile home. Son sac précieusement chargé des morceaux consommables du chevreuil, elle se hâta de redescendre avant que les joggeurs de la première aube ne viennent à la croiser aux abords du réservoir de Scituate (lieu idéal pour transpirer, que ce soit à courir ou à chasser le chevreuil et lapin). Ils l’ignoreraient sûrement, comme tous les miséreux obligés de vivre depuis la crise de 2008 au pied de leurs greens et piscines, mais son fusil de chasse, lui, ils ne feindraient pas de ne pas le voir. Et il était hors de question d’attirer l’attention de ces pauvres âmes perdues, ni celle des Adjoints du Shérif avec leurs sales pattes qu'ils laissaient volontairement un peu trop lourdement traîner durant les contrôles d’identité au refuge.
Comme si elle en avait encore une...
Sept ans déjà ! Sept ans qu'elle avait tout perdu, tout et surtout son identité. Comme tous les miséreux.
Hope avait une bonne foulée pour une femme de quarante-six ans qui en paraissait quinze de plus, mais le sac lourdement chargé tirait atrocement sur son épaule ankylosée et ses articulations. L’hiver avait été rude. Elle s’accorda une pause, quelques minutes, juste le temps de la laisser se reposer. Assise sur une souche, afin de ne pas se salir, elle repensa au dispensaire et à toutes les complications qu’elle se donnait en refusant d’y trouver refuge ; deux repas chauds par jour et du café à volonté, des soins de première nécessité gratuits lui avait-on promis, une chaleur humaine et des gens à écouter… Mais en échange de quoi il lui faudrait accepter les regards de pitié, sûrement se battre pour garder ses deux chaussures, se prêter aux contrôles réguliers des autorités touche-à-toutes, et la pire des résignations : être éloignée de cette forêt, de la nature, du ciel, être obligée de vivre, dormir et mourir sur le macadam. Non ce n’était pas une vie.
Et puis le refuge n’acceptait pas Samuel, et Hope sans Samuel ce n’était pas possible.
Un coup de talon dans la terre et son sac sur l’épaule, qui ne manquerait pas de la lui cisailler de nouveau dans peu de temps, elle s’apprêtait à repartir quand une odeur dans l'air vint la perturber, très, beaucoup trop reconnaissable pour Hope : celle de l'essence ! Consciente que sa destinée était depuis toujours dans sa main bénie, Il lui montra la voie qu'elle du suivre, la guida dans la forêt jusqu’à l’origine de cette émanation : une berline, une Cadillac verte modèle carrosserie écrasée contre un pin.
La voiture n’avait pas encore pris feu. La portière était ouverte pour laisser s’échapper le corps d’un homme dont l’élégance exerça immédiatement une fascination sur Hope ; son visage avait le calme de l’inconscience, de l’innocence bienveillante. Il la captivait.
Hope considéra la violence de l’accident et l’absence de blessure visible ; excepté une écorchure sur le visage le dormeur semblait indemne ; sa poitrine se soulevait à un rythme régulier. Un miracle ! Le Tout-Puissant – soit loué Ò Miséricordieux ! – l’avait protégé, et l’avait menée, elle, jusqu’à lui pour le sauver.
Hope était son meilleur et seul espoir.
L’homme gémit un peu à plusieurs reprises, signes qu’il était encore bel et bien en vie. Hope l’adossa contre un pin qu’elle choisit avec précaution ; par une forme dans son écorce, qu’elle seule pouvait bien voir, il lui rappelait Sainte Rita – sois sanctifiée toi qui as toujours mis ta confiance en Dieu. N’était-il pas là ce pauvre hère, comme elle, une cause désespérée ? Et il y avait cette odeur persistante d’essence dont elle devait l’éloigner, le feu n’apportait pas une belle mort. Elle le savait.
Soudain, l’homme ouvrit les yeux.
Il la regarda. Il chercha à articuler. Sans succès.
Elle sourit, et lui tendit la main.
L’homme resta muet durant plusieurs instants, il ne réagit pas à sa main tendue autrement que par un regard hagard.
Hope se dit qu’il ne devait pas comprendre.
Puis :
— M-mon … d … dos. Dos, grimaça-t-il dans un anglais épouvantable.
Son front se plissa, il souffrait d’être ainsi paralysé.
Hope pensa reconnaître l’accent : sûrement cubain. Elle regretta de ne pas connaitre les Saints communistes, elle aurait pu les prier pour qu’ils viennent veiller sur lui avec elle.
Les dents serrées, l’homme s’efforça d’articuler :
— Je v … vais … m … mourir. Je vais mourir, répéta-t-il d’une voix pleine de détermination. Ce n’est pas très grave vous inquiétez pas, c’est pour vous que ça va être plus gênant.
L’homme ne paraissait pas indisposé par l’apparence de Hope. Sa dernière douche remontait à plusieurs jours et malgré ses gestes précis, comme lui avait enseigné Samuel, le chevreuil l’avait tout de même éclaboussée à plusieurs reprises lors du dépeçage. Lui était si beau, un Franck Sinatra en goguette. Après un accident ! mais un « Ol' Blue Eyes » tout de même dans toute sa superbe.
— Moi aussi je braconne vous savez. Mais ça me semble évident que ce soir j’ai soulevé bien plus qu’un lièvre, ironisa-t-il, mais Hope dut s’accroupir pour entendre sa voix. Elle s’affaiblissait un peu plus à chaque instant.
Le tamis de la forêt s’imbibait autour de lui d’un liquide visqueux, ce n’était pas de l’essence mais du sang. Pourtant Hope ne distinguait aucune grosse blessure apparente. L’homme sembla deviner ses pensées car dans un râle de douleur il ouvrit sa veste : pareil à Jésus – le Christ Sauveur et Rédempteur – il portait une plaie au flanc droit faite non par la lance du soldat romain mais qui lui causerait à coup sûr la même mort.
Hope se signa. Il plaisanta :
— O bon et très doux Sauveur, me voici prosterné à genoux en votre humble présence. Je vous prie et je vous conjure avec toute la ferveur de…
Soudain, l’expectoration spumeuse étouffa son oraison divine moqueuse. Le sang avait envahi sa gorge, Hope entendit sa trachée éructer un gazouillement strident, ses poumons se remplirent d’un liquide noir, sa poitrine se convulsa de douleur.
Telle Marie la Magdaléenne, Hope se jeta sur lui, le redressa et l’aida à cracher ses miasmes de répit, à récupérer de l’air et autant de vie pour un corps qui n’en voulait définitivement plus.
Au-dessus, un moteur de voiture passa sans s’arrêter. Hope s’en voulut, elle venait de rater l’occasion de lui ramener des secours. L’homme n’allait pas mourir, pas si elle pouvait faire venir jusqu’ici les autorités, même si cela devait lui valoir quelques ennuis. Quelqu’un devait bien avoir un téléphone sur la route…
L’homme ferma les yeux, son corps apaisé ne tremblait plus, les membres tout raides. Hope craignit qu’il fût mort.
Puis il les rouvrit avec espièglerie, le regard d’un bambin qui venait de vous faire une bonne blague. Quel humour !
— J'ai connu des premiers rendez-vous plus embarrassants, pas vous ? Il ne se soucia pas de sa réponse, pas plus que de remarquer qu’elle piquait un fard. Un peu d’eau de Cologne, un bon cigare, et un petit « Pupy y Los que Son, Son » et vous me pardonnerez bien n’est-ce pas ; vous aimez danser jeune fille ?
Hope garda le silence.
— De toute manière l’autoradio doit être brisé, comme mes jambes, je ne les sens plus… il sourit.
Même si Hope ne pouvait l’accepter, le dire, elle savait reconnaitre le moment où l’animal ne fanfaronne plus que par désespoir, quand il est assuré d’une mort inévitable. Il était trop tard pour lui. Il était condamné, elle le savait et lui aussi. (Ne le lui avait-il pas dit après tout dès ses premiers mots ?) Elle se sentait perdue, impuissante, mais si le Destin – Lui l’admirable, son fils, le Seigneur de Gloire cloué sur la croix, notre guide qui a souffert et est mort pour nous ! Jésus Christ le sauveur des hommes – l’avait placé sur son chemin cela ne pouvait être forcément que pour une bonne raison.
Que faire Oh Tout Puissant quand rien ne peut être fait ?
Pourquoi cet homme ? Lui qui porte les habits des marchands du temple et les fragrances du bon rhum des fils de Babylone. Lui qui pourtant, si beau, consume sa prudence et affole son émoi de ses traits d’ange…
— Biche ?
Hope sursauta.
— Je suis pas très chasse et pêche mais avec votre fusil et votre petit gabarit, votre taille si fine, je vous vois pas chasser le sanglier. Il tire bien ?
Hope acquiesça, pour sûr qu’il tirait bien. Son fusil elle en prenait grand soin, un cadeau d’Elliot auquel elle tenait tout particulièrement. Mais il se trompait : Hope avait déjà tué un sanglier, un porc aussi…
— Je vous l’échange contre mon bien le plus précieux : un rêve !
Et sans que Hope n’ait eu le temps ne serait-ce que de penser il lui saisit la main pour le lui donner. Et elle comprit !
Elle sourit.
Il trembla.
Des crissements de pneus les coupèrent. Des portières s’ouvrirent et se refermèrent, accompagnées d’éclats de voix. Hope ne pouvait réussir à les entendre avec discernement, mais tout son corps, ses sens et ce qui lui semblait être un semblant d'instinct de survie lui confirmèrent qu’ils n’étaient pas là pour aider ce messager – voilà sa véritable nature, un messager de l’Éternel. Hope reconnut les signes de son sacrifice. Elle l'acceptait.
Des faisceaux de lumières balayèrent la forêt au rythme des chaussures de villes.
— Le corps de l’État. Ne restez surtout pas là mon amie. Vous ne seriez que du gibier pour eux. Filez ! Ne vous inquiétez pas pour moi. Et prenez aussi mon portefeuille avec tout ce qu’il contient, Là où je vais il ne me servira plus à rien, et mon passeur s’est déjà payé depuis des années… annonça-t-il cette fois sans ironie.
La peur l’envahit finalement. Hope pleura silencieusement.
— Je vais leur offrir une dernière danse avec le diable ! dit-il, si doucement que sa voix fut à peine plus forte qu’un dernier soupir. Au fait, je m’appelais Raphaël. Raphaël El. Shams.
Les talkies-walkies hurlèrent leurs échos dans une cacophonie parasitaire. Hope se boucha les oreilles. Les torches se rapprochèrent, déformèrent les silhouettes du Porteur de Lumière. Tout parut si clair pour Hope ! Ils déferlaient dans ces bois tels la légion du Serpent fils de l’Aurore ; exhibant par hérésie brodée sur leurs vestes l’Évangile selon Saint Jean (8, 31-42) – « alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » – ; le bouclier divin qu’ils arboraient sur leur écusson ne faisait pas illusion, il était surmonté de la tête d’aigle de l'Empire traitre aux serres acérées traquant l’espoir et s’enfonçant dans la chair du martyr, le Héros de Dieu ; démons revêtant le masque de l’homme et un costume noir, leurs cravates et cols blancs cachaient forcément leurs colliers à ces chiens de l’Enfer. Hope pouvait presque sentir l’odeur du soufre dans leurs cheveux parfaitement ordonnés à grand renfort de brillantine.

❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍

Il y eut un long silence. Des petits nuages passèrent au-dessus de la route, leur masse s’effilochant en silence dans l’air et la nuit.
BOUM.
BOUM !
Ca ressemblait bien à son fusil.
Le tonnerre se fit plus puissant et se déchaîna dans un cri d’acier et d’essence, une terrible explosion qui transforma la nuit en jour et la forêt en brasier.
Hope courut ! Détala ! Fuit aussi vite que son ombre… (En priant de ne pas se coincer les bois !)

Histoire_Les Chroniques de Providence – Tales of The Divine City-Je suis Providence_Chap.25_001.jpg
(Le manteau de l'ange de la paix est très beau, mais la question est de savoir qui l'endossera ?)
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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