Chapitre 18. – Allô! Maman bobo

« Ce fut une fierté d’avoir fait partie d’eux, de cette famille pendant toutes ces années, d’avoir pu partager tant et toutes ces choses avec eux, et d’avoir vécu, grandi, d'avoir éprouvé la renaissance à leurs côtés. Je vous promets d’emmener avec moi le meilleur de chacun, ils me serviront de modèle partout et à chaque fois. Je tombe genoux à terre et embrasse le bitume sale de mes lèvres closes, jurant en silence une loyauté éternelle à votre pérennité. Un dévot de La Providence ; ce n’est pas ce que je voulais, mais je suivrai maintenant cette fatalité avec dignité. Jusqu’à la fin. Quand il ne restera que poussière. Peut-être parce que je considère chaque épreuve comme une leçon, ou alors parce que je n’ai plus aucune colère au coeur de ma volonté. A moins que j’ai fini par ne plus comprendre. Je sais. La réciprocité entre leurs actions et le libre arbitre n’avait plus lieu d’être. Il y a des choses, des faits, que je ne souhaitais pas voir se produire, pas voir exister, surtout pas voir tout court, mais je dois désormais en tenir compte, les accepter. Divine Ville, vous, j’ai fini par vous remercier de votre témoignage, sans le moindre commentaire. Mais pour les Autres, qui serais-je ? »

Je me souviens de chacun de ses mots, aussi confus m'aient-ils paru à cet instant. Nous, simples citoyens de Providence, capitale du plus petit État des États-Unis, le Petit Rhody, n'avons jamais vraiment su quel pronom personnel utiliser, pas plus que sa catégorie grammaticale ; était-IL vraiment le seul tueur ? Même ce qualificatif n’explique pas tout.
D'ailleurs, les autorités tournèrent en dérision la conclusion de cette histoire : « crimes ayant pour responsables une ou plusieurs personnes inconnues ». Quant aux journaux, ils titrèrent avec cynisme : « IL n’était pas notre Providence ». Tous les autres y allèrent de leurs versions, jusqu’au silence. Tous avaient tort, surabondant de confiance dans leur étroitesse de l’ensemble… alors que toute cette histoire n’était qu’un chassé-croisé pour et autour de nos destinées, nos fautes, notre Histoire, l'Espoir… Et il ne reste que poussière.
Sinon, pourquoi auraient-ils tous décidé de taire sa profession de foi, celle retrouvée sur sa dernière victime : Moi !

[Mary Olivier a dit : « Quelqu'un que j'ai aimé m’offrit un jour une boîte emplie d'obscurité. Il me fallut des années pour comprendre que ça aussi, c'était un cadeau. »]
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CHAPITRE 18.

(Allô! Maman bobo)
Providence – 53 jours avant la Fracture, 21h11

— Ma-Maman, j’ai fait une connerie … une bêtise, se reprit Princess immédiatement.
Elle sanglotait au téléphone avant même d’avoir hoqueté la première phrase. Juste ce qu’il fallait pour qu’une mère perde tous ses moyens, dans une parfaite confusion ; l’empathie inexplicable entre un parent et son enfant. Inutile d’être agent fédéral pour le comprendre, juste sa mère. Ce coup de téléphone sous ses airs de chagrin d’amour n’en était pas un : Princess avait un problème, un grave, il s’agissait cette fois d’un appel au secours.
— Chérie, que t’arrive-t-il mon amour ? Tu n’es pas avec Rachel, à la maison ?
Comportement prescrit en cas de crise : répondre avec une voix apaisante, ne rien laisser transparaître ; être un parent rassurant, protecteur, l’amener à se confier.
Rationaliser la phase : si Princess appelait c’est qu’elle le pouvait, qu’elle était physiquement en état de le faire !
— Ma-Maman, je … je suis dé-désolée.
— Pourquoi es-tu désolée ma chérie ? Essaye de te calmer, de bien respirer comme le docteur t’a appris, tu sais par à-coups, comme le petit chiot mignon de la vidéo YouTube, et ensuite profondément, lentement en pensant aux vagues calmes de la mer – à la différence de ta mère qui panique complètement au fond d’elle mais qui ne te le montrera pas ! pensa-t-elle sans laisser transparaître la moindre empreinte de panique. Puis explique-moi quel est ton problème ma puce. Je suis sûre que ce n’est pas si grave et que Maman va trouver une solution. Je vais trouver une solution, cette fois encore.
Elles devaient y croire, l’une comme l’autre. Cette fois encore.
— Détends-toi, détends-toi, ni dans l’air, ni dans l’océan, détends-toi, répéta Princess pour elle-même.
Elle semblait épuisée, sa voix enrouée. La réception dans le parking était-elle mauvaise ou avait-elle trop crié ?
— C’est très bien ma chérie. Très bien…
— J-je suis désolée Maman, je suis désolée. J’étais d’accord m-mais la Bête, ça m’a submergée !
— Ne sois pas désolée. Je suis là pour toi, ma chérie.
— Maman, je crois que j’ai tué un homme !
Cette phrase, l’Agent Sekatau l’entendit clairement, dans toute sa banalité. Cela ne signifiait rien pour elle. Son bébé, sa toute petite fille, ne pouvait pas tuer. Son bébé ne pouvait pas… son bébé !
— Princess, où es-tu ? la voix de l’Agent Sekatau vint basculer dans le registre professionnel. Elle s’en rendit compte, s’en voulut, mais la confession de sa fille méritait une autre considération.
Par simple réflexe conditionné l’Agent Sekatau fit un tour sur elle-même dans le parking de l’antenne pour s’assurer que personne d’autre n'avait pu entendre cet aveu : Princess Sharon Lynn Sekatau, 14 ans, aurait tué un homme… (Au conditionnel !) Hormis l’Agent Lynch, personne à proximité immédiate, et lui-même s’avérait être en pleine conversation téléphonique, à coup sûr plus agréable que la sienne. L’Agent Lynch était bien trop loin pour avoir pu entendre quoi que ce soit. Un échange de signes de tête pour la forme et la politesse puis l’Agent Sekatau retira ses talons pour parcourir les quelques pas le plus rapidement possible et s’engouffrer dans le cocon sécurisé de sa voiture.
— Princess, je répète : où es-tu chérie ?
— Je ne sais pas où je suis Maman. Dans des bois, mais j-je ne sais pas où exactement, répondit Princess alors qu’elle cherchait du mieux qu’elle pouvait à garder son calme. Je vois des silos qui percent la cime des arbres et j’entends les voitures… Je les entends mais j’arrive pas, j’arrive pas à trouver la route Maman.
L’angoisse de Princess était contagieuse, elle chercha à submerger l’Agent Sekatau ; les images se percutèrent dans son esprit à la vitesse de la crainte, elles se contredirent les unes avec les autres. Rien n’avait de sens. Cette conversation n’avait aucun sens. Princess devait être à la maison en compagnie de Rachel. Elle-même devrait être sur le chemin du retour. Toutes les trois auraient dû manger Coréen ou Thaï, un menu végétarien pour convenir aux nouvelles lubies bouddhistes. Une native gothique bouddhiste… Elle lui aurait décidément tout fait ! – Serait-il possible d'ailleurs que ce revirement d'attitude soit dû à un garçon ? Non ! Impossible. Son bébé était trop jeune. Beaucoup trop jeune. Elle était encore une si petite et délicate poupée.
— Je lui ai brisé une pelle sur le crâne Maman. Il y avait tellement de sang. I-il bougeait plus du tout. J'ai pas réussi... Princess sanglota à nouveau.
Ses dents claquèrent, le froid.
— J-j'ai couru, je me suis pas rendu compte où j'allais. Je s-suis tombée ma robe s'est déchirée. J'ai retrouvé mon portable… je t’ai appelée.
L’Agent Sekatau n’osa imaginer la peur de sa fille. Elle n’avait pas besoin de l’imaginer. Elle était sa mère, elle la ressentait. C’était ainsi depuis le premier cri du premier jour de sa vie. Elles seraient connectées, jusqu’au dernier.
— J'ai peur, Maman.
— Princess, lance l’application « Cartes » sur ton téléphone. Il y a une fonction pour m’envoyer ta position par SMS.
— D’accord. « Cartes » … Il cherche, il cherche, répéta Princess en boucle. Il cherche Maman.
L’Agent Sekatau entendait ses dents claquer.
Dehors, à cette heure-ci, en pleine forêt, la température ne devait pas dépasser les 35°F. Princess gelait.
Et si elle était blessée ?
L’Agent Sekatau claqua des dents par nervosité avec elle.
— Chérie, ce garçon : tu le connaissais ?
— Oui Maman, pas bien, mais je le connaissais. C’est, c’était – se reprit-elle immédiatement – un étudiant de Brown. Quaid. Il voulait m’aider tu sais, j’étais d’accord. Je voulais comprendre tes choix, dépasser ma condition. Devenir plus forte que la Bête…
Encore l’usage de ce terme.
Un cri de joie sortit spontanément de sa gorge, aussitôt effacé par une quinte de toux, son pharynx devait la faire souffrir ; Quaid l’avait-il étranglée ?
Le téléphone de l’Agent Sekatau vibra : un lien vers une cartographie, et deux messages sur le répondeur. Merci la technologie !

❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍

« L'USAGE DES DISPOSITIFS SONORES ET VISUELS D'ALARME EST INTERDIT DANS LE PARKING » hurlaient en capitales les caractères blancs sur fond de pancarte rouge, ainsi que l’obligation de rouler au pas…
Les miles défilèrent à toute vitesse, faisant complètement abstraction du code de la route et des obligations qu'imposeraient en temps normal son statut et, aussi, surtout, la prudence mère de sûreté élémentaire. D'autres obligations plus primales prenaient possession de l’être de l’Agent Sekatau et ne furent que cris à même sa conscience : celles d'une mère !
Le GPS indiquait treize miles jusqu'à la route la plus proche. Ensuite, il lui faudrait s’enfoncer dans la fange des bois et marais, sortir des chemins en espérant en trouver des battus, pour être aux côtés de cette petite fille si courageuse mais transie de froid.
Princess…
Qu'avait-elle vraiment fait ?
Que faisait-elle aux abords du réservoir de Scituate et Plainfield Pike ?
Sur tout le chemin la mère et la fille maintinrent le contact, l’Agent Sekatau voulut comprendre. Les explications et dires devinrent très vite décousus : une expérimentation pour traquer et vaincre la Bête, LA comprendre ; l’expérience était de sa faute – et l’Agent Sekatau n'en douta pas une seule seconde, les crimes des enfants seront toujours de la responsabilité des parents. Toujours ! – ; un garçon en serait mort : ce Quaid, son ami et guide qui ne lui aurait fait du mal que sur sa demande. Princess avait été trop faible, du moins prétendit-elle. Il y aurait eu du sang, beaucoup de sang ; sur les photos qu'elle aurait trouvées dans la cuisine, sans vraiment se rappeler ce qu'elle y faisait ; des familles si vieilles que leurs vies ne pouvaient être figées qu'en noir et blanc ; cette hache symbole à demi-mot d'une sentence nécessaire et irrévocable ; puis la pelle ! Là à côté de l’évier.
Quaid faisait la vaisselle.
Princess ou sa bête, insista-t-elle, aurait agi sans même lui offrir d'autres alternatives. Elle avait échoué et lui chut sur le carrelage ; une nouvelle fois tout ce sang. Cette fois-ci, il n'était pas sur papier baryté...
Des images aussi confuses que pouvait l’être le récit de Princess s’imprégnèrent dans le semblant d’esprit encore réfléchi qu’il restait à l’Agent Sekatau, avec la même vitesse que défilaient les pins sur les bas-côtés de la route. (Avait-elle pensé abats cotés ?) Des morceaux de son histoire aussi diffuse qu’était la brume qui s’était levée dès la sortie de la ville.
Si Princess lui avait assuré ne pas être blessée, au-delà de quelques ecchymoses, sa mère n’eut pas besoin d’être à ses cotés, ni d’être un agent fédéral, pour savoir qu’elle avait été droguée et en subissait encore les effets. Sinon comment tout ceci pouvait-il avoir le moindre sens ?

❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍ ❍

Tout le Rhode Island émergeait d’une terre fangeuse, Providence n’illustrait pas l’exception entourée de ses forêts et marais.
Quelque part, là où les premiers spoliateurs de sa terre posèrent le pied espérant et priant pour leur salut, une petite fille l’attendait. L’Agent Sekatau claqua la porte de sa voiture sitôt garée sur l’un des nombreux faux-semblants de parkings attenant à la Rhode Island Resource Recovery Corporation, les silos que Princess devinait à travers les cimes des arbres. Elle ouvrit le coffre et y déversa l’intégralité de son sac à main en vrac afin d’y bourrer comme elle le pouvait la vielle couverture élimée, chaussa ses pieds nus de baskets, et s’en voulut de ne pas avoir plus d’une demi-bouteille d’eau sur elle. Elle aurait dû prendre le temps de s’arrêter à cette Superette sur la nationale. La fatigue, la drogue, Princess devait mourir de soif.
Et ce froid, les ténèbres qui l’enveloppèrent, elle ne se sentait pas dans son élément. Elle avait peur, elle aussi. L’Agent Sekatau n’était pas un agent de terrain, une simple cryptographe linguiste d’un bureau à mi-étage entre le service des rats et celui des archives. Sa formation se voulait sommaire, théorique, et surtout dans un pareil cas elle recommandait d’appeler les collègues de l’Agence en renfort…
L’Agent Lynch lui aurait su quoi faire, avec toute son expérience des situations à complications – on le disait ancien militaire, et son dossier sensible en haut lieu –, ses muscles saillants emplis de testostérone et d’assurance, et son arme – surtout son arme !
L’Agent Sekatau canalisa ses pensées, s’efforça de ne pas laisser monter une nouvelle crise de panique comme celle qu’elle avait eue quelques minutes plus tôt. Respirer ! Rationaliser la phase !
Sa petite fille si courageuse, son bébé !
— Maman arrive ma chérie ! hurla l’Agent Sekatau en s’enfonçant dans les bois, espérant serrer sa fille au plus vite dans ses bras.
La batterie du téléphone de Princess avait rendu l'âme depuis maintenant deux minutes.

Histoire_Les Chroniques de Providence – Tales of The Divine City-Je suis Providence_Chap.18_001.jpg
(Allô! Maman bobo)
« Oui, tout est Néant
Passage, vapeur, silence
Cependant. »
 — Kabayashi Issa

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