Où est Tout-le-Monde ?

Une série d'histoires courtes, en un chapitre – pas plus. Un format court, très ; à sketches ou pas, bout à bout ou à bout de nerfs, à plusieurs ou en solitaire, le nôtre ou multivers, sans limites… Du binge watching de stalking fictionnel sous speedrun narratif, par injonction du quotidien. Des vécus à observer, par le trou d'une serrure, jusqu'au seuil – critique – de …
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21 juil. 2017, 21:42

LA PORTE

(Où est Tout-le-Monde ?)
Treesplain – 4 août, 12h16

Un jour comme un autre pour Tout-le-Monde. Il errait dans les détours de la grande cité abandonnée, vide. Au milieu des voitures reflétant leur air à la mode, le long des avenues bercées de tous ces fameux gratte-ciel illuminés par le soleil de midi, à travers les parcs où il siestait sous les arbres fleuris, à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Une belle journée de plus. Il n’avait pas perdu le compte, Tout-le-Monde avait simplement cessé de compter. Il était seul, depuis maintenant toujours.
Son ventre gargouilla, voilà qu’il était temps pour lui de manger.

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La Porte : Où est Tout-le-Monde ?
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24 juil. 2017, 15:27

Il faisait attention à son hygiène de vie (un bon petit déjeuner pour démarrer la journée, un repas de midi sain et nutritif, un dîner frugal, de l’exercice entre chaque repas). C’était le seul moyen de ne pas sombrer dans la folie ici.

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25 juil. 2017, 12:12

Depuis toujours il confiait le choix de ses menus aux restaurants et assimilés qu’il trouvait sur sa route. – Excepté pour le matin, il ne se l’expliquait pas, mais Tout-le-Monde se sentait obligé de se conserver un point de repère, et c’est au café de sa station-service qu’il savourait une pleine tasse de café noir avec un sucre et demi, deux oeufs cuits des deux côtés et trois morceaux de bacon, accompagnés d’un grand verre de jus d’orange fraîchement pressé. – Là, pour l’heure, il choisit de s’arrêter dans une ferme urbaine pour manger un morceau. L’un de ces supermarchés qui produisaient leurs propres légumes sur le toit et qui, de l’avis de Tout-le-Monde, allaient faire un malheur avec leur autre façon de prouver qu’ils étaient acteurs de l’environnement. L’ardoise griffonnée à la craie vert fluo le fit sourire : « Thé vert de bienvenue ! Faites vos courses en rejoignant vous aussi les 7 milliards d’individus que la Terre fait vivre. Zero Waste 100% Green, une communauté de consommateurs bio et écoresponsables… Make Everyday Earth Day ! »
Si le thé vert était offert !…

Zero Waste 100% Green : Zéro Déchet 100% Vert
Make Everyday Earth Day ! : Faites de chaque journée la journée de la Terre !
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27 juil. 2017, 16:56

Les portes coulissantes s'ouvrirent pour accueillir le nouveau client, et sitôt, une musique feutrée l'incita à la détente avec son improbable mashup ethnique (les vertus des bols tibétains sur fond d'ambiance des jungles amazoniennes). La fontaine à thé vert proposait de gouter au mélange détoxifiant tout en faisant ses emplettes.
— Sympathique accueil, voyons si je vais pouvoir en dire de même de votre fontaine de jouvence, plaisanta Tout-le-Monde en se servant dans un gobelet en carton, issu d’une forêt équitable.

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06 août 2017, 11:10

Et invariablement son humour ne fit réagir personne. Pas plus qu’il n’y avait la moindre âme qui vive ici, ou ailleurs. C’était ainsi. Alors il arpenta les rayons et les étages du supermarché à la recherche de son repas, son Caddie glissant au bruit métallique de ses roues bien graissées. Il y avait naturellement des jours plus durs que d’autres. Et il y en aurait d’autres. De ces jours où être seul dans cette grande cité assemblée selon une géométrie non euclidienne lui pesait profondément, le terrifiait d’une indicible terreur ; une peur viscérale qui donnait naissance à une paranoïa inconditionnelle ; il adoptait ces jours-là une attitude malsaine aux pulsions paradoxalement comparables à l’instinct du prédateur – sans proie, autre que lui-même, apeuré comme une bête de son ombre. Mais pas ce jour. Il n’y avait aucune explication à cette raison. Pas plus qu’il n’y avait la moindre explication tout court. Ou du moins, depuis tout ce temps, il aurait dû la trouver. Mais il ne l’avait pas trouvée. Pour la simple et unique raison qu’il n’en existait pas. Tel était l’argument imparable de Tout-le-Monde. Il avait lu que « la logique veut que les hypothèses soient simplement des lois expérimentales généralisées par induction » et un autre jour que « quand on raisonne par induction, on tire de cette idée de fortes preuves pour la simplicité de l’âme » ; s’il n’était pas bien sûr à l’époque d’avoir compris les subtilités pas plus que le fond aujourd’hui, Tout-le-Monde en avait retiré l’essence de son caractère habituel, se laisser vivre.
Tout-le-Monde s’était composé un quotidien expérimental.
Ainsi qu’une salade de quinoa, de baies de goji, d’ananas et d’encornets frais, qu’il accompagnerait d’un litre de thé vert ; puisqu’il lui avait été offert.


Et des après-midis entiers s’écoulaient comme celui-ci, à filer le temps, et le laisser filer. Tout-le-Monde ne les gâchait pas. Au contraire, il prenait sur lui pour profiter de la grâce. À l’idée de passer encore une heure en contemplation au pied de cet arbre impérissable, il en était lui-même plein de vie. L’endroit baignait dans un éclairage assourdi, légèrement saumoné, à cause des feuillages ocres qui atténuaient le soleil d’après-midi.
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09 août 2017, 21:10

La tache de lumière filtrant à travers les branchages avançait paresseusement, brin d'herbe par brin d'herbe. Pour s'en apercevoir, et en apprécier pleinement la subtilité, il fallait faire le vide dans son esprit. Ne pas se laisser distraire. Ignorer les bruissements alentours. Ne penser à rien. Alors, le petit îlot de lumière semblait s'animer ; il se déplaçait sur le tapis de verdure, subrepticement. Le passage du temps devenait visible, évident, presque criant. Les secondes s'égrenaient sur le gazon, illuminant la verdure avant de la renvoyer dans l'ombre.

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12 août 2017, 15:17

L’air y sentait le bois vierge de ses souvenirs, le chèvrefeuille et les bons bouquets de jasmin odoriférants qui réjouissaient l’âme.
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24 août 2017, 14:14

Inspirer. Expirer. Recommencer.

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24 août 2017, 14:51

Laisser filer le temps, l'envie.
Accepter.
Puis sourire.
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25 août 2017, 14:18

Lentement, se remettre en mouvement.

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25 août 2017, 17:53

Puis sourire.
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13 nov. 2017, 13:12

Lui qui n’avait jamais été photogénique avait dû si soudainement apprendre à sourire. Sans joie, par habitude, d’un sourire-banane qui fendait la poire en deux, comme ça tout seul, pour soi et pour tous les autres, qui, du coup, vous le rendaient bien. Pour peu qu’il y en eût eu… Un sourire, deux, trois, plus fort, ces petits riens qui n’en coûtaient pas plus, efficaces pour regonfler le moral de Tout-le-Monde.
Tout-le-Monde contemplait son monde, comme il l’appelait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’oeuvre sans limites entrevu au travers d’un trou d’aiguille. Et le crépuscule ne tarderait pas à tomber, il lui faudrait rentrer trouver un refuge, un lit sans vie, lui insuffler un peu de sa chaleur et attendre. Attendre qu’un nouveau jour se lève, à l’horizon.
Mais il avait encore un peu de temps. Juste celui de combler les trous…


Elle retomba vite, morte avant même de toucher le sol. Un plein coup et une tasse ouverte. Voilà. Lob-shot ! Parfaitement maîtrisé.
Le golf, son nouveau sport favori.
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19 nov. 2017, 17:36

La ligne d’horizon de son green improvisé était dessinée par les immeubles, à perte de vue. Lentement, méthodiquement, le soleil déclinant faisait rougeoyer les vitres des structures de verre et d’acier. Parfois, un reflet forçait Tout-le-Monde à plisser les yeux avant d’ajuster son coup. Avec calme et concentration.
Qu’importe qu’il n’y ait pas d’herbe, de caddie ou de voiturette électrique. Pas même de trou, en y réfléchissant bien. Les cheminées des chaudières faisaient parfaitement illusion.
Air shot. Fichu soleil couchant…

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28 nov. 2017, 13:40

Le temps de jeu fut abrégé, il était celui de rentrer. Et précipitamment il rangea ses accessoires contre sa solitude : clubs, balles restantes, marqueurs, gants et casquette, tout fut entassé en vrac dans le sac de golf, dépassant ici et là. Il lui fallait courir pour arriver à l’heure, avant la nuit. Il courut. Ses chaussures de golf lui faisaient mal, il avait dû se tromper dans la pointure. L’ascenseur offrit quatre-vingt-six étages de repos. Il suait déjà à grosses gouttes.
— ATTENTION !… À L'OUVERTURE DES PORTES.
Quand le coup de départ fut tiré, le soleil et lui reprirent leur course.
Tout-le-Monde n’aimait pas courir, son truc à lui c’était tout le reste mais surtout pas de courir. Il en avait fait souvent des exceptions depuis tout ce temps. Il n’aimait toujours pas cela. Mais avait-il le choix ? Il allait faire nuit et il n’était pas rentré. Alors il courait. Lui qui détestait courir. Tout-le-Monde aurait bien abandonné le sac qui lui cisaillait l’épaule à chaque enjambée contre plus de légèreté, mais cela n’aurait pas été correct. Il l’avait pris, il devait l’assumer. Puis il avait pris goût à ce sport. Demain, il reviendrait en faire. Ou ailleurs. Là, il avalait les kilomètres de bitume. Seul. Et ce n’était pas si mal de se trouver seul, car il faisait vraiment peine à voir. Si peine qu’il manqua de rater son immeuble. Le très typique avec ses briques rouges et son portail en fer forgé ; accolé à la devanture aussi rouge du rez-de-chaussée, un petit restaurant italien très cosmopolite qui proposait une carte très accessible au moment du brunch (plus cher en revanche pour dîner le soir). Il se détendit soudain comme un ressort, pour tout donner dans la dernière volée de marches. Au bout du perron : la ligne d’arrivée ! Il s’y engouffra comme s’il était question de vie ou de mort – ce qui dans le fond… Tout-le-Monde y était arrivé !
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16 déc. 2017, 11:58

Chez lui, pour cette nuit.
Face au miroir du hall, courbé, les mains appuyées sur ses cuisses, il reprenait difficilement son souffle. Tout en se disant, entre deux ahans, qu’il ne se ferait plus avoir, que demain il s’y prendrait plus tôt afin de ne pas courir. Il libéra enfin son épaule du sac de golf qui la cisaillait, laissant choir sans ménagement l’encombrant sur le carrelage à damier noir et blanc. D’un revers de l’avant-bras, il épongea les gouttes de sueur qui roulaient le long de ses tempes. Il ne pouvait malheureusement rien faire pour celles qui suivaient son échine, plaquant sa combinaison contre sa peau moite. La sensation était détestable. Mais au moins, il avait réussi.
Quand sa respiration redevint plus facile, il se redressa et tomba sur les boîtes aux lettres sagement alignées dans ce petit hall ; coincées entre deux colonnes en briques apparentes, surplombant une poubelle grillagée désespérément vide de tout prospectus ou publicités indésirables, elles étaient éclairées par une ampoule nue pendant du plafond, dans le plus pur style du dépouillement industriel factice. Tout-le-Monde s’attarda sur les rectangles numérotés, petites plaques de laiton gravées, jusqu’à ce que l’un d’eux accroche son regard.
« 35-30 – Ramirez »
Écriture manuscrite parmi les étiquettes dactylographiées. Ce soir, il dormirait chez lui, pour cette nuit, dans l’appartement 35-30.

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16 déc. 2017, 12:39

En sortant de l’ascenseur au trente-cinquième étage, après qu'il se soit arrêté à deux reprises à des étages intermédiaires – comme pour lui laisser ou s'assurer de son choix –, il se dirigea à gauche. Il erra un moment dans le couloir silencieux, devant la porte. Il était aéré, le plafond habillé de bois clair et les murs décorés avec des reproductions d'oeuvres pop art. La moindre conversation glisserait, assourdie par l'épaisse moquette. Il sourit, satisfait.
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17 déc. 2017, 15:35

Il tourna la poignée, et la porte s'ouvrit sans un bruit. Une fois entré, il la referma doucement derrière lui, comme pour ne pas déranger le calme du lieu.

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08 janv. 2018, 19:29

Après un frugal repas expédié en six minutes, il s’installa dans le canapé du salon avec un livre audio dans les oreilles ; « Conversation on the Craft of Poetry », par Cleanth Brooks et Robert Penn Warren, dans sa traduction lue par un comédien sans grand ni petit talent. De la poésie, a minima des transcriptions de conversations se gargarisant dans la versification, de grands poètes dont Tout-le-Monde n’avait jamais entendu parlé, jusque-là ; John Crowe Ransom, Theodore Roethke et les deux Robert : Lowell et Frost. Le dernier venait de confier « Poetry is what gets lost in translation » – dont une traduction possible serait : « La poésie est ce qui se perd dans une traduction » –, suivi de la lecture de ses textes ; une absconse question de papillon, l’hésitation enfantine du poète entre un Enfer qui se voudrait plutôt de feu ou de glace (Frost n’avait-il donc pas lu celui de Dante ?!), et une élucubration de route non prise… Tout-le-Monde riait. Tant pour l’accent de fermier texan qu’avait poussé jusqu’à la caricature l’interprète-saboteur, que sans raison. À la fin il pleura, en son intimité, les poèmes avaient eu sur lui l’effet d’une invitation à un changement de point de vue.
Puis il s’endormit.


Le sentiment d’une honte sans bornes s’empare de Richard, tandis qu'il erre parmi ses souvenirs dans la transparente chambre éclairée au rythme du respirateur artificiel. Il attend que l’infirmière parte pour la suivre, de son propre côté, être libéré à perpétuité.
Richard est arrivé depuis trois semaines. À 53 ans il a des taches sur les poumons et les vertèbres, elles se répandent. Son état s’aggrave, ses yeux sont cireux. Une sonde le nourrit, mais il n’a plus faim, juste le souvenir de la faim. Il n’aime pas avoir mal. Le personnel hospitalier ne peut plus le toucher. Richard se sent abandonné.
Il a passé sa vie à se croire l’instrument du destin et à le faire croire :
« Vous ne me comprenez pas. Vous n'en êtes pas capables ! Je suis au-delà de votre expérience. Je suis au-delà du Bien et du Mal… », a-t-il hurlé, il y a 23 ans de cela.
Ici, c’est calme à l’unité des soins palliatifs. Il n’y a plus rien que l’attente. Si étrange ce temps suspendu d’avant la mort. Dans la transition, plus que l’agonie. Il éprouve ce mot. Jour après jour. Comme un corps dans une tombe. Arrivé à ce terminus, il lui est difficile d'accepter ce corps supplicié.
Richard n’a pas de famille qui piétine dans le couloir, juste un gardien qui espère pouvoir rentrer plus tôt, avant l’aube, avant que sa femme n’aille à son tour travailler. Il est exténué, mais il sourit quand il entend la porte se refermer derrière l’infirmière et son air résigné. Une grimace émaciée qui embrase son visage ruiné par les séances de chimiothérapie. Le moindre mouvement fait mal. Plus personne ne fait très attention.
Contrairement à ses victimes qui refusaient de l’accepter, Richard sait parfaitement ce que signifient ces supplices. Il va mourir. Son temps est venu, pour lui, il n’y a plus de sursis. Il n’a jamais eu d’illusions. Richard est un assassin, un violeur, un tortionnaire, une vie bien remplie qu’il évoque au passé.
« Le tribunal vous reconnaît coupable des faits qui vous sont reprochés. En conséquence, la Cour vous condamne à la peine de mort. Vous serez conduit dans la Prison d’État de San Quentin en Californie pour y demeurer emprisonné, dans l’attente de votre exécution. »
Richard rit.
Demain la chambre sera vide.

Mort à 5h21, seul.


Tout-le-Monde, une serviette autour du cou, un rasoir à la main et le menton barbouillé de savon, bailla. Il lui restait des traces de poésies, comme une buée sur une vitre ou l’écho d’un orage qui s’éloignait. Il essuya le miroir devant ses yeux. Il se rasa, passa sous la douche et y resta longtemps sous le jet d’eau bouillante, jusqu’à ce qu’il se sente complètement émerger.
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