Après un frugal repas expédié en six minutes, il s’installa dans le canapé du salon avec un livre audio dans les oreilles ;
« Conversation on the Craft of Poetry », par Cleanth Brooks et Robert Penn Warren, dans sa traduction lue par un comédien sans grand ni petit talent. De la poésie, a minima des transcriptions de conversations se gargarisant dans la versification, de grands poètes dont Tout-le-Monde n’avait jamais entendu parlé, jusque-là ; John Crowe Ransom, Theodore Roethke et les deux Robert : Lowell et Frost. Le dernier venait de confier
« Poetry is what gets lost in translation » – dont une traduction possible serait : « La poésie est ce qui se perd dans une traduction » –, suivi de la lecture de ses textes ; une absconse question de papillon, l’hésitation enfantine du poète entre un Enfer qui se voudrait plutôt de feu ou de glace (Frost n’avait-il donc pas lu celui de Dante ?!), et une élucubration de route non prise… Tout-le-Monde riait. Tant pour l’accent de fermier texan qu’avait poussé jusqu’à la caricature l’interprète-saboteur, que sans raison. À la fin il pleura, en son intimité, les poèmes avaient eu sur lui l’effet d’une invitation à un changement de point de vue.
Puis il s’endormit.
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Le sentiment d’une honte sans bornes s’empare de Richard, tandis qu'il erre parmi ses souvenirs dans la transparente chambre éclairée au rythme du respirateur artificiel. Il attend que l’infirmière parte pour la suivre, de son propre côté, être libéré à perpétuité.
Richard est arrivé depuis trois semaines. À 53 ans il a des taches sur les poumons et les vertèbres, elles se répandent. Son état s’aggrave, ses yeux sont cireux. Une sonde le nourrit, mais il n’a plus faim, juste le souvenir de la faim. Il n’aime pas avoir mal. Le personnel hospitalier ne peut plus le toucher. Richard se sent abandonné.
Il a passé sa vie à se croire l’instrument du destin et à le faire croire :
« Vous ne me comprenez pas. Vous n'en êtes pas capables ! Je suis au-delà de votre expérience. Je suis au-delà du Bien et du Mal… », a-t-il hurlé, il y a 23 ans de cela.
Ici, c’est calme à l’unité des soins palliatifs. Il n’y a plus rien que l’attente. Si étrange ce temps suspendu d’avant la mort. Dans la transition, plus que l’agonie. Il éprouve ce mot. Jour après jour. Comme un corps dans une tombe. Arrivé à ce terminus, il lui est difficile d'accepter ce corps supplicié.
Richard n’a pas de famille qui piétine dans le couloir, juste un gardien qui espère pouvoir rentrer plus tôt, avant l’aube, avant que sa femme n’aille à son tour travailler. Il est exténué, mais il sourit quand il entend la porte se refermer derrière l’infirmière et son air résigné. Une grimace émaciée qui embrase son visage ruiné par les séances de chimiothérapie. Le moindre mouvement fait mal. Plus personne ne fait très attention.
Contrairement à ses victimes qui refusaient de l’accepter, Richard sait parfaitement ce que signifient ces supplices. Il va mourir. Son temps est venu, pour lui, il n’y a plus de sursis. Il n’a jamais eu d’illusions. Richard est un assassin, un violeur, un tortionnaire, une vie bien remplie qu’il évoque au passé.
« Le tribunal vous reconnaît coupable des faits qui vous sont reprochés. En conséquence, la Cour vous condamne à la peine de mort. Vous serez conduit dans la Prison d’État de San Quentin en Californie pour y demeurer emprisonné, dans l’attente de votre exécution. »
Richard rit.
Demain la chambre sera vide.
Mort à 5h21, seul.
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Tout-le-Monde, une serviette autour du cou, un rasoir à la main et le menton barbouillé de savon, bailla. Il lui restait des traces de poésies, comme une buée sur une vitre ou l’écho d’un orage qui s’éloignait. Il essuya le miroir devant ses yeux. Il se rasa, passa sous la douche et y resta longtemps sous le jet d’eau bouillante, jusqu’à ce qu’il se sente complètement émerger.