(L’Apocalypse selon Saint Coyote)
Réserve de San Carlos – 14 août 2012, 03h00 AM
La voiture était une étuve, même à cette heure, et ils durent ouvrir toutes les portières pour laisser l’absence de brise la rafraichir avant de partir vers… vers. Il était trois heures, et ils n’auraient qu’une heure à rouler.
Ils roulèrent à leur rencontre. Sans grands attention ni intérêt pour le paysage. Seuls, ensemble, isolés de tout. Si seulement les cactus et pierres pouvaient parler, si les coyotes pouvaient… ils n’auraient certainement rien d’intéressant à raconter. Juste des jacasseries sans fin.
Tout d’abord, ce voyage solitaire à travers les canyons et routes désertes de la réserve les rafraichit par son manque de contact, sa possibilité de prolonger une nuit qui n’en avait pas été une, de ressasser des souvenirs qui ne demandaient qu’à être oubliés, mais à mesure que l’aube se levait aux pieds des montagnes, un certain malaise s’empara d’eux.
Sans grands attention ni intérêt, mais sans aucun panneau également, et s’ils n’avaient pas pris la bonne route ; pouvait-il y en avoir une autre, une bonne ?
Devant eux, il n’y avait aucun signe de vie bien entendu ; pas plus que sur les côtés ; aucun bruit de véhicule, juste des nuages plus lourds et noirs. Aujourd’hui serait un temps à orage.
La voiture et le malaise continuèrent. Difficile de croire que la route se détériorait plus encore, et pourtant ; les nids-de-poule devenaient de véritables cratères, les dos-d’âne leur donnaient l’impression de rouler sur des corps – les leurs.
Puis, encore : un doute.
Si…
Les pensées étaient à peine sorties de leurs gangues pour former un tout que l’horreur se présenta.
Ce n’était pas l’aube. L’Etoile du Matin n’attendait pas derrière les cactus. Ce n’était pas un temps à orage.
Il eut un instant d’hésitation, rien qu’un instant, durant lequel les yeux clignèrent d’incrédulité, avant de comprendre que tout ceci était bien arrivé.
Et à présent, plaisanterie de l'autre, la brise apportait l’odeur de carcasse, de chairs brûlées en insupportable abondance : la senteur des biftecks à point, mi-douce, mi-sucrée. Il ne manquait que le maïs et la bière, de celle que l’on partage en bande, entre collègues de team!, les week-ends où l’on se prend un coup de soleil sur le nez et où l'on invite les ami-e-s célibataires ou fraîchement divorcé-e-s.
Ils dépassèrent la dernière colline et les ruines de la grange apparurent devant eux. Chacun pouvait voir dans toute son horreur la vérité, l’ignoble vérité…
Les estomacs se convulsèrent – pas de faim. Le vacarme de cris d’agonie, de suppliques, et d’imprécations imaginaires emplissait l’air. Ils étaient tout près. L’abîme lui-même béait à leurs pieds.
Leurs imaginations domestiquées, bien que mises à mal ces derniers jours, n’avaient jamais conçu un tel spectacle aussi indiciblement brutal.
C’était une représentation au-delà de la nausée. Confronté à lui, l’esprit réagissait avec la lenteur d’un escargot, les forces de la raison examinaient les preuves une à une, avec des regards méticuleux, à la recherche… de quoi ?
Devant eux, le monde, la colline et son château de bois, avait subi le jugement divin tout droit venu du ciel ; les caprices d’enfants – armés de missiles !
Le crash d’un avion aurait laissé, lui, une empreinte de clémence au coeur des braises. Aucune (mise en) bière amère ne pourrait faire passer ce relent du 11 Septembre.
Tout ceci était bien arrivé. Ils avaient recommencé. Cette fois, il n’était pas bien difficile d’en comprendre le comment : le caisson de recompression avait explosé, ouvrant une brèche vers l’apocalypse elle-même pour y réduire à néant tout ce qui vivait et ne vivait plus. Porte, hublot, lit, tabouret, matériel médical, avaient été ses hordes de démons. Le métal agonisant hurlait à en plaindre l’âme d’un damné. Les flammes avaient léché la structure, au-delà de son point de tolérance. Les canoës avaient fondu et s’étaient déversés de leurs pluies d’entrailles sur la terre, le foin, si brûlantes qu’elles avaient fait cuire la peau, celle de Cecil.
Carcasse parmi les carcasses de métal, soudée par les os et sa blouse si aisément identifiable, marionnette dont les fils et bras avaient été arrachés. Le feu lui avait enlevé les traits du visage comme un masque, ne laissant qu’une couche de verre où l’on devinait, ici et là, des muscles tressaillants. Seule sa langue avait été épargnée, rose, belle, forte et impuissante désormais à exprimer le moindre verbiage de sympathie.
La grange, ou le cratère qu’il en restait, était si encombrée de morceaux de toute sorte, et le feu se nourrissait de chaque parcelle, qu’on l’aurait dit envahie par le brouillard de l’enfer. L’aube d’un nouveau jour.
Personne n’avait dû souffrir. – N’est-ce pas ?